Sans alcool ni drogues, l’artiste est-il mort?

La légende de l’artiste sublimé par les paradis artificiels entretient une mythologie romantique. Mais le mythe a ses (sérieux) revers.

Journaliste au service Culture Temps de lecture: 5 min

Le week-end passé, dans les colonnes du journal danois Politiken, Lars von Trier, brisant un silence de trois ans et demi avec les médias, faisait cette troublante confession : il n’a jamais cessé de se droguer et de recourir à l’alcool pour stimuler sa création. Depuis qu’il a tout arrêté, et s’est résolu à fréquenter tous les jours les Alcooliques anonymes, la source s’est, dit-il, complètement tarie.

« Je ne sais pas si je pourrai encore tourner, et cela m’inquiète. Rien de créatif n’a jamais été réalisé par d’anciens alcooliques et d’anciens drogués. Qui s’intéresserait à un disque des Rolling Stones ou de Jimi Hendrix s’ils n’avaient pas été enregistrés dans une atmosphère de beuverie ou sans l’influence de l’héroïne ? »

Artistiquement mort, Lars von Trier ? C’est lui qui l’affirme. Et en d’autres termes, s’il a depuis 1984 et son premier long-métrage (Element of crime) créé l’une des œuvres les plus passionnantes et les plus originales de notre époque, c’est aux paradis artificiels qu’il le doit. Sans eux, ses chers démons seraient restés dans la niche, von Trier aurait vieilli en brave toutou, et on n’aurait connu niBreaking the waves, ni Les idiots, ni Dogville, ni Le Direktør .

Cet aveu de détresse relance quelques questions aussi vieilles que très sensibles : le recours aux drogues ou à l’alcool stimule-t-il la créativité ? Peut-on être artiste et mener une vie normale, sans faire de vagues, en étant à l’eau et au pain sec ? Peut-on décrocher les étoiles du génie sans être drogué ou accroché à la bibine ? Peut-on être une rock-star crédible sans se défoncer, saccager ses chambres d’hôtel et téter au biberon du whisky ?

Le mythe romantique de l’artiste explosé a, il est vrai, de solides références, et l’on entend encore les vers sublimes de Charles Baudelaire, murmurant à ses semblables en quête de sens : « Il faut être toujours ivre, tout est là ; c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. »

Amateur de vin, d’absinthe, d’opium ou de haschich, Baudelaire fait partie de ces artistes qui, dès le dix-neuvième siècle, voient en la drogue un possible instrument d’exploration mentale. A l’époque, se droguer relève d’une forme de dandysme social et culturel, et tient parfois aussi d’un phénomène de mode pour spécimen de salons.

Sans paradis artificiels, qu’aurait été l’histoire de la création artistique ? Rimbaud aurait-il écrit sa Saison en enfer  ? Conan Doyle aurait-il confié ses enquêtes à Sherlock Holmes ? Lovecraft, Stevenson, H.S.Thompson, Nabokov, Ginsberg, Huxley, Burroughs, Houellebecq seraient-ils entrés en littérature ?

Sans alcool, sans drogues, qu’aurait été, surtout, l’aventure de la culture rock, basée dès l’origine sur l’Evangile du sexe, de la défonce et des drogues ?

Sans alcool, sans drogues ? Pas de Beatles, pas de « Lucy in the sky with diamonds », pas de « Come together ». Pas de J.J.Cale, pas de « Cocaine ». Pas de Velvet underground ni de Lou Reed, pas de « Heroin » ni de « Walk on the wild side ». Et à la poubelle, aussi et en vrac, les Stones (« Mother’s little helper », « Brown sugar »), Peter Tosh (« Legalize it »), The Libertines et le dandysme décadent de Pete Doherty, Oasis (« Cigarettes and alcool »), Snoop Dog (« Gin and juice »), Boris Vian (« Je bois »), UB40 (« Red, red wine »), Manu Chao (« Clandestino »), Jimi Hendrix (« Purple haze »), Bowie (« Ashes to ashes »), Dutronc (« Opium »), les Doors (« Alabama song »), Cypress Hill (« I wanna get high »), NTM (« Pass pass le oinj »), DR Dre (l’album The chronic)… Sans alcools, sans drogues ? Pas non plus de Jack Sparrow (Pirates des Caraïbes), pas de capitaine Haddock, pas d’œuvre de Scorsese (Le loup de Wall Street), de Terry Gilliam (Las Vegas parano, d’après Thompson), de Darren Aronosfky (Requiem for a dream, d’après le livre éponyme de Selby) ni de David Lynch (Mulholland drive).

Les mythes sont tenaces. Les réalités ne sont pas pour autant très roses. Derrière le désormais « club des 27 », du nom de ces rock-stars fauchées l’année de leur 27 ans (Kurt Cobain, Amy Winehouse, Brian Jones, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison), il n’y a que des sorties de route tragiques : Jimi Hendrix ? Asphyxié à la suite d’une overdose. Kurt Cobain ? Suicide par balle. Janis Joplin ? Surdose d’héroïne. Amy Winehouse ? Tombée sur le champ de l’alcool.

L’alcool ? Le cercueil de Gainsbourg (« le seul génie qui ressemble à une poubelle », disait de lui Desproges), de Reggiani, de Leprest, de Philippe Léotard, de Renaud et de tant d’autres.

L’alcool, pour le meilleur et pour le pire. S’il a souvent repris sur scène les divins mots de Baudelaire (« Enivrez-vous. Tout est là. C’est l’unique question »), Reggiani n’en était pas moins un artiste détruit par l’alcool. En 1995, le grandiose interprète de « Madame Nostalgie » se fendait d’un opus, Dernier courrier avant la nuit, dans lequel il s’adressait, précisément, à l’alcool : « Le salaud qui mérite une lettre, c’est toi, saloperie d’alcool. Tu repousses la déprime, mais le réveil n’en est que plus douloureux. Pas à cause de la gueule de bois, mais parce que la chute est terrible. Il faudrait rester imbibé d’alcool en permanence, pour ne jamais revenir à la réalité. Alors, la mort serait vite au rendez-vous. » No comment.

 

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