Le Festival d’Odessa suit la marche de l’Histoire
- Publié le 25-07-2017 à 12h37
- Mis à jour le 15-01-2018 à 17h05
Le Festival international du film d’Odessa s’est achevé le 22 juillet. Ce petit "Cannes" d’Europe de l’Est joue un rôle crucial dans l’Ukraine en guerre. On en verra le meilleur à Bozar, en décembre. A six heures de route d’ici, c’est le front… Mais est-ce que vous sentez la guerre, ici ?" Non : dans les rues d’Odessa, en ce mois de juillet, le soleil brille, il fait chaud. Les clients sirotent vin local ou de délicieuses limonades artisanales sur les terrasses. A la nuit tombée, les touristes profitent de la fraîcheur sur la promenade du boulevard Prymorskyi. Les hôtels de maîtres qui le bordent rappellent le passé florissant de la cité portuaire, point de transit du "grenier à blé de l’Europe" au XIXe siècle. Seuls quelques couples témoignent de la guerre en cours, dans le Donbass sécessionniste, à 600 kilomètres : des hommes en treillis militaire déambulent au bras de leur fiancée.
Des marches comme à Cannes
Entre le 14 et le 22 juillet, certains d’entre eux auront profité du Festival international du film d’Odessa (OIFF). L’événement en est à sa huitième édition et tend à s’imposer comme le "Cannes" de la région. L’OIFF assume les analogies avec le plus grand festival du monde. Il y a un tapis rouge, une compétition, un marché du film, un programme de soutien aux projets en développement, similaire à la Cinéfondation cannoise.
Si Cannes a vingt-quatre "marches de la gloire", Odessa s’enorgueillit des cent nonante-deux degrés du non moins célèbre Escalier du Potemkine, immortalisés par Serguei Eisenstein en 1925 dans son classique "Le Cuirassé Potemkine". Le plan d’un landau le dévalant sous la mitraille des cosaques impériaux reste un des plus fameux et des plus cités de l’histoire du cinéma. C’est jusqu’à la signature visuelle du festival qui fait un clin d’œil à Cannes, avec le même plan subjectif stylisé d’une montée de marches.
Le festival d’Odessa est né en 2010, année charnière qui a marqué de l’avis de beaucoup le renouveau du cinéma ukrainien. Depuis ses origines, le cinéma ukrainien fut "russe" ou "soviétique", mais "après l’indépendance en 1991, c’est la distribution, l’exploitation et la production qui se sont effondrées avec le système soviétique", rappelle Dennis Ivanov, 39 ans, fondateur du festival.
Lunettes à la mode, yeux bleus, portant un T-shirt à l’effigie du groupe électro culte Kraftwerk : Dennis Ivanov fait à peine ses 39 ans. Il incarne la nouvelle génération du cinéma ukrainien, en plein renouveau depuis 2010. "Ce fut une année charnière. Tout a éclos en même temps, comme si tout était en gestation. Beaucoup de personnes dans l’industrie ont commencé à comprendre comment adapter les structures de production. Le gouvernement a mis en place le fonds d’Etat d’aide au cinéma" (qui octroie des aides à la production comme le Centre national du cinéma en France ou le Centre du cinéma et de l’audiovisuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles, NldR).
Le choix d’Odessa s’est imposé naturellement. "L’histoire de la ville est liée au cinéma, rappelle Ivanov. Le premier studio y a ouvert ses portes en 1907. Il existe toujours. Des classiques comme ‘Le Cuirassé Potemkine’ (1925) de Serguei Eisenstein ou ‘L’Homme à la caméra’ (1929) de Dziga Vertov y ont été tournés."
L’ombre de la guerre
Malgré ce que les Ukrainiens appellent la "guerre hybride" - leur "drôle de guerre", l’OIFF tient bon. "Dans la rue, les gens n’en parlent pas, mais elle est présente, en toile de fond", relève Dennis Ivanov. Et, aussi, sur les écrans du festival…
Même le film belge "King of Belgians", couronné d’un Grand Prix décerné sur vote du public, y fait écho. Très applaudie, la satire de Peter Brosens et Jessica Woodworth dépeint l’odyssée d’un roi des Belges devant traverser les Balkans pour rejoindre de toute urgence le royaume où la Wallonie a déclaré son indépendance. "Il n’est pas étonnant que le public local aime ce film", analyse Anthelme Vidaud, programmateur (français) du festival. "Cette histoire de sécession fait écho à la crise ukrainienne, mais avec humour, émotion et finesse."
Le ton du film belge dénote avec la noirceur des productions locales, reflet d’une société en crise. "Falling", de la réalisatrice ukrainienne Marina Stepanska, évoque les incertitudes de la jeunesse dans l’Ukraine contemporaine, marquée par la répression du mouvement "Euromaïdan" en 2013-2014, suivie de la sécession de la Crimée et du Donbass. "Frost", de Sarunas Bartas, film lituanien coproduit en Ukraine, suit le périple jusqu’au-boutiste d’un jeune couple lituanien parti livrer une aide humanitaire aux combattants ukrainiens. Non exempt de maladresse, le récit révèle le fossé qui existe entre la vision manichéenne de la guerre hors des frontières de l’Ukraine et sa complexité humaine. "Ma mère est russe, mon père est ukrainien", résume un soldat dans le film. "Qui devrais-je tuer ?"
Schizophrénie
Cette schizophrénie, on la ressent à Odessa, qui demeure largement russophone. "Quand la guerre a commencé, personne ne pouvait y croire", assure Dennis Ivanov. Il avait 14 ans quand l’URSS a éclaté. "Pendant des années, on nous a répété que nous, Ukrainiens et Russes, étions frères. Du jour au lendemain, on nous a dit que nous étions des ennemis."
"C’est une période difficile", admet Julia Synkeviecz, la directrice de l’OIFF, qui a pris la succession de Dennis Ivanov en 2014. "Cette année-là, l’avion de Malaysian Airlines fut abattu pendant le festival." Depuis, l’incertitude est permanente. "On ne sait pas s’il y aura une édition l’année suivante."
Mais l’OIFF continue. L’année dernière, cent vingt mille spectateurs sont venus découvrir une cinquantaine de longs métrages. L’événement attire des personnalités internationales - Claudia Cardinale en 2016, Isabelle Huppert cette année. Il maintient un dialogue artistique entre des nations tiraillées par les enjeux géopolitiques.
"Ces pays ont un passé commun, une frustration commune, aussi, liée à l’ex-espace soviétique", relève Juliette Duret, programmatrice cinéma de Bozar, qui prépare en collaboration avec l’OIFF le festival Borders, qui se tiendra en décembre à Bruxelles. "S’ils ont vécu depuis la fin de l’URSS une évolution parfois différente, ils partagent encore des liens culturels nés du temps de celle-ci."
De nouveaux horizons
Jusqu’en 2014, l’Ukraine fut le premier partenaire de coproduction de la Russie dans le domaine audiovisuel. "Beaucoup de séries télévisées populaires étaient tournées à Kiev", capitale de l’Ukraine, explique Dennis Ivanov. Ce marché est désormais perdu. "Pendant des décennies, on a tourné avec des comédiens russes et ukrainiens côte à côte. Aujourd’hui, des séries à succès ou des films cultes sont interdits de diffusion. Plus de deux cents films sont censurés, et la liste s’allonge", précise Julia Synkeviecz. Comme si, en cas de crise géopolitique avec la France, on prohibait en Belgique des films des frères Dardenne ou de Bouli Lanners parce que des comédiens français y ont joué. Certains professionnels ukrainiens s’en inquiètent : "Où est la frontière entre sécurité nationale et censure ?"
Mais à quelque chose, malheur est bon. "Les producteurs ukrainiens développent de nouvelles filières de coproductions, vers l’Union européenne", note Julia Synkeviecz. L’Ukraine vient de mettre en place un incitant fiscal, comme le tax shelter belge, pour les attirer. Le grand voisin polonais est le partenaire le plus évident, ainsi que les pays baltes. Le cinéma ukrainien semble à maturité pour monter en puissance. "Il y a de bons techniciens ici. Ils ont notamment des sociétés d’effets spéciaux de qualité internationale", relève notre confrère Martin Blaney, de la revue professionnelle "Screen International", qui vient à l’OIFF depuis six ans.
Une vingtaine de films sont tournés chaque année. "Lors des premières éditions du festival, la compétition nationale était un peu faible", concède Valentyn Vasyanovych, réalisateur et directeur de la photographie très en vue - il a œuvré sur "The Tribe" de Myroslav Slaboshpytskiy, qui fit sensation à Cannes en 2015. "Aujourd’hui, les films sont de meilleure qualité. Certains sont sélectionnés à Berlin ou à Cannes. L’industrie est plus productive. A partir de septembre, un film ukrainien sortira tous les quinze jours dans les salles."
L’OIFF entretient cette dynamique. Sur le modèle de la Cinéfondation cannoise, un jury évalue les projets et octroie des aides au développement. Cette année, deux films en compétition, "Black Level", de Valentyn Vasyanovych, et "Falling", furent soutenus l’année dernière.
Cet activisme dépasse la seule dimension culturelle. "Dans la situation de crise que nous connaissons, un pays doit exister sur les écrans, estime Dennis Ivanov. Les réalisateurs et le cinéma ukrainiens doivent trouver leur propre voix. Il ne s’agit pas seulement de défendre notre territoire, mais aussi notre culture."
L’Ukraine et les pays de l’Est sur les écrans de Bozar
Focus. Après avoir présenté durant deux ans un focus consacré au cinéma ukrainien ("Ukraine on Film" en janvier 2016 et 2017), Bozar présentera en janvier 2018 un focus consacré au cinéma des pays d’Europe de l’Est, essentiellement de l’ancienne zone d’influence soviétique. Ces initiatives sont nées de la rencontre entre Dennis Ivanov, fondateur du Festival international du film d’Odessa, et Paul Dujardin, directeur général de Bozar. "Le sous-titre de la première édition d’Ukraine on Film était ‘Way of Freedom’. Elle montrait dans la foulée des événements de 2014, l’évolution de l’Ukraine et son désir de rapprochement avec l’Ouest", rappelle Juliette Duret, responsable cinéma à Bozar. Intitulée "Borderlines", l’édition de 2017 a élargi le regard aux cinémas des pays de "l’Eastern Partnership" : Arménie, Azerbaïdjian, Biélorussie, Géorgie et Moldavie, en plus de l’Ukraine. La nouvelle édition prendra la thématique des liens entre les cinématographies de ces pays - et d’autres, sans doute, comme les pays baltes, sous le titre "Bridges". "L’idée, résume Juliette Duret, est de présenter au public belge tous les cinémas de cette Europe de l’Est qu’on connaît finalement si peu mais qui ne se trouve qu’à deux heures d’avion de Bruxelles pour la plupart." Il y a un fond d’activisme européen assumé dans cette vitrine. Tous ces pays entretiennent une longue tradition cinématographique. Leur cinéma actuel, s’il est parfois très différent, est un bon reflet de leur réalité sociale, politique ou culturelle respective.