François Boucq a le dessin dans la peau
Le Français et le romancier américain Jerome Charyn signent leur troisième album commun. "Little Tulip" baigne dans le sang et l’encre.
- Publié le 21-11-2014 à 17h01
- Mis à jour le 24-11-2014 à 09h25
Le Français et le romancier américain Jerome Charyn signent leur troisième album commun. "Little Tulip" baigne dans le sang et l’encre. Faibles sont les chances de survie d’un gamin au goulag. Plus élevées sont celles qu’il finisse esclave ou objet sexuel. Paul n’a que sept ans lorsqu’il est déporté dans un camp de travail soviétique avec ses parents, artistes américains, imprudemment immigrés en URSS. Pour des centaines de milliers de damnés du régime stalinien, le voyage vers la Kolyma, aux confins orientaux de la Russie, fut sans retour. Paul, lui, en est sorti vivant, sinon indemne.
C’est d’ailleurs à New York, en 1970, que le cueille le début de "Little Tulip", la troisième bande dessinée cosignée par l’écrivain américain Jerome Charyn (New York, 1937) et l’auteur de bande dessinée français François Boucq (Lille, 1955). Paul y tient un salon de tatouage et seconde la police en croquant des portraits-robots, stupéfiants de ressemblance, à partir du témoignage de la victime. C’est précisément à ses dispositions pour le dessin que Paul doit la vie. Elles lui ont valu d’être pris sous l’aile d’un des tout-puissants chefs de gang du goulag. Au sein des truands exilés, Paul devenu Pavel a appris à se battre comme un "loup-garou". Mais aussi, surtout, à maîtriser l’art capricieux du tatouage, dont on sait l’importance dans les fraternités criminelles russes.
L’amitié et la collaboration artistiques qui lient Boucq et Charyn sont anciennes. Il y a près de trente ans que le duo a publié "La femme du magicien" et vingt-cinq ans qu’est sorti "Bouche du diable". Depuis, plus rien, de commun, leurs agendas respectifs étant surchargés. Jusqu’à leurs retrouvailles et l’éclosion de "Little Tulip". A l’instar de "Bouche du diable", l’histoire de Paul/Pavel s’inscrit à la fois dans l’univers soviétique et dans la Grosse Pomme, entre passé et présent. Si la trame du récit tout en noirceur a été tissée par l’auteur de "Metropolis" et de "Marilyn la dingue", c’est le dessinateur de "Jérôme Moucherot" et du "Bouncer" qui a voulu faire de Pavel un génie du tatouage. Le Français avait envie que le récit, "au-delà des éléments historiques, parle du dessin. Le tatouage est une manière très particulière de mettre en scène le dessin. Avec le papier, il y a une relation sensible, selon qu’il soit dur, souple, absorbant. Dessiner sur le corps, ça exaspère le rapport au support. Le tatouage est réalisé sur sollicitation de celui qui veut le porter. Il apparaît sur le corps pour former un langage sophistiqué. Il y a un rapport chamanique au dessin. Quand tu portes une forme particulière sur toi, elle te définit."
Pour Pavel, dessiner est une question de vie ou de mort. Pour Boucq, c’est une passion ancienne et dévorante, dont il parle avec ferveur. "Tout ce qui a trait au dessin dans ce livre est le fruit de ce que je pense du dessin", glisse-t-il. "Quand j’étais môme, j’ai commencé par dessiner des schtroumpfs, puis des Boule et Bill", raconte Boucq. "Mon intérêt pour tel ou tel type de dessin a augmenté au fur et à mesure de ce que j’étais capable de réaliser. On s’ouvre graduellement : on s’intéresse à Rembrandt, Léonard de Vinci, Mœbius, Harold Foster, Breccia… On se rend compte de l’univers infini, inouï, de toutes les formes qui nous entourent. La façon dont vous les interprétez vous renseigne sur le regard que vous portez sur le monde et vous donne la possibilité de changer ce regard."
Pour recomposer l’enfer de la Kolyma, Charyn et Boucq ont opté pour la retenue. "Le goulag, ça donne une forme visible à ce que fut la dictature stalinienne, mais la documentation est rare. Il y a peu de photos, quelques vieux films de propagande, des ruines et les témoignages", explique Boucq. "Quand on doit dépeindre un endroit où on n’est pas allé, il faut être très scrupuleux, ne pas montrer ce qu’on n’a pas vécu, ni donner l’impression que l’on s’approprie des éléments qu’on n’a pas en sa possession."
En revanche, le propos et le dessin illustrent, de manière fulgurante, la déshumanisation et l’impitoyable violence qui hantent l’endroit et ceux qui y sont enchaînés. "L’auteur de bande dessinée est à la fois réalisateur, cadreur, décorateur et comédien", précise Boucq. "Lorsqu’on dessine un personnage il faut tenter de comprendre ce qui se passe à l’intérieur de lui et comment ça va se traduire physiquement. Quand le Comte (le chef du gang rival de celui de Pavel, NdlR) tue, il faut qu’on comprenne qu’il le fait sans l’ombre d’une hésitation. Lorsque tous les éléments de la séquence, toutes les forces en jeu sont posés, une manière de procéder apparaît. Une, pas trente-six. Mais il ne faut pas dessiner trop vite. Dessiner, c’est comme quand on bande un arc, on sait qu’on ne va pas tenir longtemps. Il faut donc préparer le tir avant."
Boucq a pressé Charyn de modifier la fin de l’histoire et de la libérer du réalisme. "Pour un Américain comme Jerome, il faut que ce soit clair : à la fin, c’est le héros qui se venge. Moi, j’avais une autre idée." Qui exprime, avec fureur, ce que Boucq appelle "la force magique du dessin". Magistral.
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Little Tulip Boucq et Charyn L, coll. Signé 88 pp. en couleurs, env. 16,5 €