Remis en selle, Dorny tourne la page
Oublié, le Semperoper de Dresde. Le directeur belge est confirmé à l’Opéra de Lyon. Un article de Nicolas Blanmont, envoyé spécial à Lyon.
- Publié le 16-04-2014 à 17h12
- Mis à jour le 16-04-2014 à 17h35
A chaque printemps, depuis onze ans maintenant, Serge Dorny monte un festival à l’Opéra de Lyon. Il prend la forme d’une série de plusieurs opéras - trois généralement - donnés en alternance soir après soir et qui ont en commun un compositeur ou un thème. Celui de cette année est consacré à Benjamin Britten, tandis que celui de l’an prochain portera sur les "Jardins mystérieux". Britten un an en retard ? Oui et non. Car Dorny n’avait pas attendu le centenaire du compositeur anglais (né le 22 novembre 1913) pour programmer sa musique à Lyon. Mais aussi parce que les opéras de Britten restent encore à ce point rares en France que les afficher reste un événement : même quand il s’agit de "Peter Grimes", le plus joué et peut-être le plus "populaire" - toutes choses restant relatives - de ses ouvrages.
Tandem nippon
Ce nouveau "Peter Grimes", Dorny l’a confié à un tandem nippon. Dans la fosse, Kazushi Ono est à la manœuvre. On connaît la manière de l’ancien directeur musical de la Monnaie, devenu chef permanent de l’Opéra de Lyon depuis 2008 : pas d’esbroufe, pas d’effets inutiles, mais une façon d’aller au fond des choses, de trouver le sens de chaque passage, et de soutenir amoureusement ses chanteurs. Avec un orchestre et des chœurs de premier plan, il est le premier artisan de la réussite du spectacle.
Le deuxième, c’est Yoshi Oida. Disciple de Peter Brook, ce metteur en scène et acteur japonais avait déjà signé à Lyon un mémorable "Mort à Venise", et la magie se renouvelle. C’est, peut-être, qu’Oida projette une partie de lui-même dans Grimes comme il le faisait dans Aschenbach : "Tous les deux sont incapables de s’adapter à la société dans laquelle ils vivent. Tous les deux choisiront finalement une forme de suicide en pensant qu’il s’agit de la seule issue possible. J’ai également éprouvé des difficultés à m’adapter à la société dans laquelle je suis né. Au lieu d’opter pour le suicide, pour trouver la liberté à laquelle j’aspirais, j’ai quitté le Japon et ai choisi l’Europe où je vis depuis maintenant 45 ans".
Reflets changeants
Rien de révolutionnaire, à première vue, dans son travail : costumes édouardiens, décor minimaliste mais ingénieux fait de bobines, filets et surtout huit containers corrodés roulés, empilés et ré-agencés au gré des "Sea Interludes". Au fond, un grand mur de métal, mangé lui aussi par la rouille, dont les reflets changeants évoquent tour à tour la cale d’un vieux rafiot ou la mer elle-même. Puis, il y a cette barque sans fond, celle que Grimes sabordera à la fin de l’opéra pour échapper à la vindicte et au déshonneur, mais qui est déjà là dès le prologue au centre de la scène : c’est le box où Grimes comparaît devant Swallow. S’y ajoutent une direction d’acteurs efficace, et un vrai métier dans l’art de camper les chœurs - essentiels ici - et de caractériser les personnages pour souligner les travers d’une petite société qui, toute bien-pensante qu’elle veuille paraître, se révèle gouvernée par l’alcool et le sexe.
Finement caractérisés, les nombreux solistes le sont aussi par la grâce d’un casting habile qui est aussi une constante des productions de Dorny. Pas de stars, mais des chanteurs réputés et solides : Alan Oke, Grimes étonnant dans son mélange de brutalité et de vulnérabilité, Michaela Kaune, Elle superbement lyrique, Andrew Foster-Williams, excellent Balstrode ou même la revenante Rosalind Plowright, remarquable Mrs Sedley.
Lyon, Opéra, les 19, 22, 24 et 26 avril à 20h; www.opera-lyon.com
Mystère selon Py
"Curlew River" est-il vraiment un opéra ? Durant les années 60, Benjamin Britten composa trois "Paraboles pour l’église", des pièces d’une heure construites sur un même schéma : un abbé et des moines chantent un choral pour introduire une parabole qu’ils jouent avant de repartir en chantant le même choral. De ces mini-opéras en forme de mystères médiévaux, la "Rivière au courlis" est sans doute la seule à avoir échappé à l’oubli : inspirée d’un drame nô, son histoire - une femme folle à la recherche de son fils de douze ans enlevé, et qui finit par en trouver la tombe - est simple, belle et émouvante. La concision de l’œuvre et l’économie de moyens qui préside à son exécution (un ensemble de chambre de sept musiciens, huit choristes, quatre solistes - tous des voix masculines, même le personnage de la folle étant joué par un moine - et une voix d’enfant) contribuent aussi à la pureté de la démarche.
"Curlew River" n’est peut-être pas vraiment un opéra mais, dans la version d’Olivier Py créée en 2008 à Lyon et reprise à l’occasion du festival Britten, c’est un vrai et beau moment de théâtre et de musique. Simple lui aussi mais finement éclairé, le décor de Pierre-André Weitz, un agencement de colonnes sombres et d’escaliers, s’ouvre peu à peu en deux au fil de la soirée jusqu’à laisser apparaître l’esprit de l’enfant. Choristes, solistes et musiciens respectent l’esprit de troupe consubstantiel à la démarche du mystère, et on aime notamment cette coiffeuse de théâtre où les trois moines qui jouent la folle, le passeur et le voyageur viennent tour à tour se grimer pour entrer dans leur personnage. Trois moines qui portent les stigmates du Christ, peints dans un rouge vif qui recouvre aussi tout le visage de la folle.
Le spectacle est scéniquement intense, et vocalement superbe : louange et respect pour l’Abbé de Lukas Jakobski, le Voyageur d’Ivan Ludlow, le Passeur de William Dazeley et la Folle très convaincante de Michaël Slattery. Chef des chœurs à l’Opéra de Lyon depuis 1995, Alan Woodbridge dirige l’ensemble comme un primus inter pares . L’esprit de troupe, toujours.
En route pour la douzième
Confiance renouvelée. En septembre 2013, on annonce la nomination de Serge Dorny à la direction du Semperoper de Dresde. Le 21 février 2014, la ministre de la Culture de Saxe annonce qu’elle met fin au contrat du Belge avant même qu’il ait pris pleinement ses fonctions. Et en avril, fort de la confiance renouvelée de son conseil d’administration, Dorny annonce le programme de sa douzième saison lyonnaise. Le thème "Au-delà du réel" sera notamment illustré par "Le vaisseau fantôme", "Rusalka", "Pelléas et Mélisande", ainsi qu’un festival "Jardins mystérieux".
Considéré, non sans raison, comme le plus fidèle continuateur de la démarche de Gérard Mortier, Dorny rappelle ses valeurs : l’art comme force politique, la nécessité de la création, l’ouverture à tous les publics. Et assène : "A Dresde, malheureusement, il m’a bien fallu constater, au final, que ces valeurs n’étaient pas partagées par les responsables politiques et artistiques qui voient le Semperoper avant tout comme un musée, chargé d’une histoire prestigieuse certes, mais figé et dépourvu de sens : un Opéra-mausolée. De mon côté, il m’était impossible de renier les valeurs et les convictions sur lesquelles j’ai fondé mon action. A Lyon, ces valeurs sont pleinement partagées par les tutelles - ville de Lyon, Etat, région Rhône-Alpes et département du Rhône. Je tiens ici à les remercier chaleureusement pour leur confiance confirmée. Le projet que j’ai développé ici depuis 2003 est appelé à s’enrichir encore et à évoluer, car l’institution doit se réinventer en permanence, s’adapter sans cesse, se moderniser, pour rester pertinente et inscrite au cœur de la cité : un lieu de recherche et de réflexion, un espace dynamique, dédié à l’intranquillité".
Coup d’audace ou coup de chance ? Il semble que, très vite, Dorny ait senti que les choses seraient difficiles à Dresde. Et qu’il en ait tenu informé le maire de Lyon, Gérard Collomb, son plus fidèle soutien. Lorsque Collomb, qui ne voulait pas prendre la responsabilité de nommer un successeur à Dorny avant les municipales, a appris que Dorny ne partirait pas à Dresde, il n’a plus eu qu’à attendre sa réélection comme maire de la cité des Gaules. Et, dans la foulée, à confirmer son directeur d’opéra : même si l’Opéra de Lyon porte le titre d’opéra national, la ville est, de loin (61 %), son principal pouvoir subsidiant.