Ken Loach, l’idéaliste
18 sélections dont 13 en compétition ! Est-ce sur ce record que Ken Loach entend mettre un point final à sa carrière ? De quoi provoquer l’émoi sur la Croisette. Entretien.
- Publié le 27-08-2014 à 05h37
- Mis à jour le 27-08-2014 à 09h33
18 sélections dont 13 en compétition ! Est-ce sur ce record que Ken Loach entend mettre un point final à sa carrière ? De quoi provoquer l’émoi sur la Croisette où le réalisateur britannique a toujours été très apprécié pour sa dignité, sa modestie, sa sincérité, son engagement et la qualité de ses films.
"Jimmy’s Hall" est-il votre dernier film ?
Vraiment, je ne sais pas. Il faut être en bonne forme pour réaliser un film. J’approche les 80 ans, ce n’est pas facile tous les jours. Et ce tournage fut épuisant. Je verrai…
Peut-on considérer "Jimmy’s Hall" comme une suite au "Vent se lève", votre Palme ?
Quand j’ai tourné "Le vent se lève", je n’ai jamais imaginé que j’en ferais une suite. Mais l’histoire de Jimmy est précise, c’est une parabole limpide sur le pouvoir de l’Eglise, lié au pouvoir économique. C’est après que je me suis aperçu que cela racontait ce qui se passait en Irlande dix ans après. C’est impressionnant de voir combien l’Eglise catholique est un Etat dans l’Etat au service des riches. Ce petit "Hall" raconte cela.
Vos films sont-ils connectés ? Une séquence du dancing renvoie directement à la grande scène de "Land and Freedom".
Ce n’est pas une connexion de cinéma, c’est une connexion dans la vie. Tout groupe radical se trouve toujours confronté à la même question : jusqu’où défendez-vous ce que vous avez, jusqu’où acceptez-vous d’aller selon vos principes ? Il y a toujours un moment dans une grève où les représentants disent : nous avons négocié et nous avons obtenu ceci, ce n’est pas tout ce qu’on avait demandé mais on ne pourra pas obtenir plus. Certains diront "On peut obtenir plus" et d’autres "Acceptons car on n’obtiendra pas plus". C’est la même chose au "Jimmy’s Hall", c’est le cœur du drame, du conflit, ce n’est pas du cinéma, c’est comme cela dans la vie réelle.
Le film croit dans le pouvoir des syndicats et de la solidarité, est-ce encore réaliste aujourd’hui ?
Absolument. Regardez toutes ces petites mobilisations locales qui se créent pour empêcher la délocalisation d’un hôpital, la fermeture d’une librairie ou la suppression du guichet de vente de tickets au nom de l’automatisation. Je suis frappé du monde qui vient témoigner de sa solidarité, participer à la lutte. Au départ, c’est toujours une prise de conscience, une décision individuelle, une lutte contre l’individualisme. Je crois que, pour la plupart, nous avons un instinct de solidarité. Et la solidarité n’a rien à voir avec la charité. La charité, c’est un concept libéral dépourvu de toute idée de justice sociale. Le paradoxe veut que la gauche soit internationale, mais c’est une gauche nationaliste repliée sur elle-même. Dans les faits, c’est le capitalisme qui est international car les syndicats ont des réflexes nationalistes. "Il faut protéger nos emplois", disent-ils. Non, il faut commencer par être vraiment international, solidaire internationalement.
Actuellement, il y a une forte mobilisation autour de cette catastrophe minière qui a tué 300 mineurs en Turquie…
Je ne connais pas les détails de ce cas mais ce que j’entends conforte malheureusement mon analyse. Comment fait-on de l’argent ? Comment réduit-on les coûts ? En faisant des économies sur la sécurité des travailleurs, sur leurs conditions de travail. C’est là qu’on fait le profit. En Angleterre, quand on a privatisé le chemin de fer, les accidents ferroviaires se sont multipliés car on avait diminué les normes de sécurité. Il n’y a pas d’autres raisons pour privatiser. La sécurité ne devait jamais être laissée à l’appréciation des propriétaires.
Peu de vos collègues, les "jeunes hommes en colère", votre mouvement des années 60, sont restés fidèles à leur idéal.
Parce qu’ils ont perdu le contact avec les gens qui se battent. On fait du cinéma dans un certain milieu, souvent séparé du monde réel. Et on n’en sort plus, on ne participe plus à des manifestations, on ne s’engage plus. Récemment, j’ai participé à des meetings sur la privatisation des services de santé en Angleterre. On y rencontre des médecins, des infirmières, des brancardiers, des malades… Vous seriez étonné par leur force de caractère, leur détermination. C’est fantastique, je reçois beaucoup de ces gens. Quand je rencontre des critiques, ils me disent "il n’y a plus d’espoir". Quand j’allume la télé, la radio, j’entends la même chose. Mais allez dans la rue, fréquentez ces petits comités de lutte, je peux vous dire que là, on le sent l’espoir…
Le monde a connu une grave crise financière qui n’a rien changé, si ce n’est élargir le fossé entre les riches et les pauvres.
C’est très frustrant et inquiétant car on est en train de revivre ce qui s’est passé après le crash de 1929. Et le seul moyen qu’on a trouvé pour faire chuter le chômage, c’est la guerre. La situation actuelle est très dangereuse.
Vous montrez le "Hall" comme un lieu où l’on danse, se cultive mais personne ne s’y saoule. Ne l’avez-vous pas idéalisé ?
Non, c’était très strict sur le plan de l’alcool. Je ne dis pas que personne ne buvait mais pas à l’intérieur en tout cas. Dans ces cercles de gauche de l’époque, il y avait une bibliothèque, un club cycliste… mais on était strict côté boisson. Bien sûr, en Irlande, circule toujours de l’alcool fabriqué clandestinement dans les fermes. Mais l’arme de Jimmy Gralton, c’est son gramophone avec les disques de jazz ramenés des USA. C’est la musique du diable. Après on dira cela du rock’n’roll et du punk. Chaque génération a sa musique de résistance, haïe par la bourgeoisie.
Jimmy Gralton a bien existé, le personnage de son amie Oonagh est-il authentique ?
Non, c’est un personnage de fiction. Je me suis renseigné auprès de la famille Gralton pour savoir s’il avait eu une petite amie. On m’a répondu non mais on ne peut pas savoir car aucune relation n’était possible hors de l’Eglise. S’il existait une liaison, elle était forcément secrète. Mais quelques années après être retourné à New York, Jimmy Gralton s’est marié avec une Irlandaise qui venait du village d’à côté, celui où l’on a tourné le dernier plan. La pomme ne tombe jamais loin du pommier…