"Enemy": L’adversaire
Un thriller métaphysique avec Jake Gillenhaal, qui éclaire la filmographie de Denis Villeneuve. Critique.
- Publié le 25-08-2014 à 15h27
- Mis à jour le 27-08-2014 à 09h40
Un thriller métaphysique avec Jake Gillenhaal, qui éclaire la filmographie de Denis Villeneuve.Le Canadien Denis Villeneuve nous a habitués à l’inattendu. Jusqu’ici, chacun de ses films s’approprie un genre, dont le réalisateur s’ingénie à triturer les codes pour forcer un regard sensiblement différent - au risque de susciter l’incompréhension du spectateur. Thriller psychologique, "Enemy" est son film a priori le plus hermétique. Mais il révèle à l’analyse le thème obsessionnel du réalisateur.
Adam (Jake Gyllenhaal) est un professeur d’histoire menant une vie solitaire, en dehors de ses rendez-vous avec sa petite amie (Mélanie Laurent). Sur les conseils d’un collègue, il loue le DVD d’un film. Parmi les figurants, il aperçoit un comédien qui est son sosie parfait. Intrigué, Adam identifie l’acteur sur Internet - Anthony Saint-Claire - et visionne deux autres films où il apparaît. Fasciné, Adam finit par rencontrer Anthony. Plus qu’un sosie, c’est son double parfait, jusqu’à une cicatrice que les deux hommes portent au-dessus de l’abdomen… Entre les deux jumeaux, une lutte de domination s’instaure rapidement.
"Enemy" baigne dans une ambiance oppressante du début à la fin - marquée par une image à la fois terrifiante et envoûtante. Formaliste assumé, Villeneuve soigne à chaque film son image et son cadre, imposant un regard personnel (qui fait trop souvent défaut au cinéma de genre contemporain). Les ocres et les jaunes dont il baigne cette fois ses décors n’ont rien de la nostalgie mais contribuent au climat angoissant de l’ensemble du récit, de même que le travail sur la bande sonore, particulièrement notable.
Le thème de la gémellité néfaste et son traitement psychologique évoquent Cronenberg et "Faux semblants". On pourrait aussi y voir une métaphore inconsciente du statut des réalisateurs canadiens (Cronenberg, Egoyan, Cameron,…), doubles de leurs confrères hollywoodiens, jumeaux étouffants avec lesquels on les assimile souvent.
Mais "Enemy" tisse surtout des liens avec deux autres films du réalisateur à travers le motif le plus étrange qu’il répète du début à la fin : l’araignée - en citant (consciemment ?) même une œuvre d’Annette Messager. A la fois effroyables et protectrices chez cette dernière, l’araignée et sa toile sont souvent synonymes d’organismes néfastes, qui étendent leur réseau dans l’ombre. Or l’ombre des réseaux terroristes ou pédophiles planait sur "Incendies" (2010) et "Prisoners" (2013).
Bien que sortant en salles après, "Enemy" fut réalisé entre ce dernier et "Incendies". Détail intéressant, parce que, outre la présence de Jake Gillenhaal dans les deux films, la dérive d’Adam/Anthony annonce celle du personnage de Hugh Jackman dans "Prisoners". Et comme dans "Incendies", chaque protagoniste tisse lui-même la toile dans laquelle il s’empêtre.
L’autre indice unissant les trois films est le statut d’Adam : professeur d’histoire, il donne un cours réflexif sur les régimes totalitaires. Autre arachné néfaste, la dictature s’installe généralement en s’appuyant sur les individus qui, malgré eux, en arrivent à renoncer à leur liberté.
"Le chaos est un ordre qui n’aurait pas encore été déchiffré", incipit extrait du roman "Double" de José Saramago dont le film est l’adaptation, fait allusion à cet état totalitaire dont les citoyens n’auraient pas encore pris conscience, tout en y participant malgré eux. Dans "Incendies", l’héroïne contribuait elle-même à entretenir le chaos - ou l’extrémisme et ses potentielles dérives totalitaires. Dans "Prisoners", s’affrontaient deux visions de la justice, l’une personnelle et expéditive, l’autre collective et méticuleuse - chacune porteuse d’injustices ou de travers. A chaque fois, l’"ennemi", c’est nous…
Les drames en cours en Ukraine, au Proche-Orient ou à Ferguson résonnent de ces thèmes. Chacun découle de la volonté de quelques hommes d’imposer par la force leur pouvoir ou une justice supérieure - bref de se croire démiurge et omniscient, ce qui est précisément la parabole du mythe grec d’Arachné, la tisseuse punie pour s’être crue l’égale d’une déesse.
Plus qu’un hasard, ces tristes et terribles intemporalité et universalité démontrent au contraire la pertinence du cinéma et de la démarche de Denis Villeneuve, peut-être l’un des réalisateurs les plus fascinants de sa génération. Qui continue, lui, de tisser ses toiles avec brio.
Réalisation : Denis Villeneuve. Scénario : Denis Villeneuve d’après "Le Double" de José Saramago. Avec Jake Gyllenhaal, Mélanie Laurent, Sarah Gadon,… 1h30