"Je vois ce que tu ne vois pas"

La frontière entre ce qu’on appelle l’art et d’autre part, l’art brut ou l’art en marge s’estompe à grande vitesse. Pour la première fois, à la dernière Biennale d’Art de Venise, le commissaire Massimiliano Gioni avait intégré des œuvres d’art brut à sa grande exposition. Ce constat se renforce quand on voit la nouvelle exposition à l’excellent musée du Docteur Guislain à Gand intitulée : "Je vois ce que tu ne vois pas. Art et autisme."

Quand on a terminé le vaste parcours d’œuvres, on ne peut répondre à la question : l’autisme suscite-t-il un art à part ? Pour la simple raison que cette question n’a pas de sens. Ceux qui s’attendent à des œuvres stéréotypées, où par exemple la surface est toujours remplie de manière maniaque, seront surpris. On voit, chez ces artistes, toutes les formes d’expression possibles, une variété et, souvent une qualité, qui font de cet art, de "l’art tout court".

C’était déjà l’opinion de Jan Hoet, le "Pape de l’art" qui vient hélas de mourir. C’est lui qui fut à la base de cette exposition d’abord montrée en Allemagne en 2010, dans la Halle de la Documenta à Kassel. Il avait parrainé cet événement mené par une association allemande "Autismus, Kunst und Kultur".

Cette même exposition enrichie de nombreux artistes belges (autistes), est maintenant à Gand, parrainée cette fois par Marianne Hoet, la fille de Jan Hoet. Jan Hoet avait déjà fréquemment intégré des œuvres d’artistes "en marge" dans ses expositions. Comme fils d’un psychiatre de Geel, ayant lui-même grandi à Geel dans une famille qui accueillait ce qu’on appelait les "zotjes", il était très ouvert à cette différence. La naissance de sa petite-fille autiste l’a encore davantage sensibilisé.

Dali et Warhol

L’autisme est un vocable un peu fourre-tout qui désigne des personnes souffrant d’un déficit ou d’un trouble de la communication avec autrui, pouvant aller jusqu’à l’absence de langage dans les cas graves. Mais il y a toutes les formes d’autisme et sa forme douce, "le syndrome d’Asperger", n’empêche nullement ceux qui en sont atteints de mener une vie pleine et créative, en particulier dans le monde de la culture.

Jan Hoet rappelait que Dali et Warhol souffraient sans doute d’une forme d’autisme. Il aurait pu ajouter Van Gogh, voire Einstein, ou Rimbaud et son "Je est un autre". Le succès du film "Rain Man" avec Dustin Hoffman, a montré au grand public que les autistes peuvent développer des qualités spécifiques. "Je suis très sensibilisé à cela, écrivait Jan Hoet, car ma petite-fille autiste a un grand talent créatif surtout du point de vue littéraire. Tout se passe comme s’ils compensaient leurs difficultés de communication sociale par une plus grande sensibilité. Leur art est souvent non conventionnel car il résulte d’un processus autodidacte et qu’il est détaché de l’attente du monde extérieur et du marché. Cet art est avant tout l’expression de la personnalité même de l’artiste. L’exposition montre le potentiel de ces artistes et l’originalité de leur création."

Comme l’écrit "La Maison rouge" à Paris qui présente cet automne la grande collection d’art brut de Bruno Decharme : "En proie aux désordres du monde et à toutes sortes de difficultés de la vie, ces artistes nous donnent à voir l’acte de créer dans sa littéralité."

Temple Grandin

Une très grande dame a fait aussi beaucoup pour montrer les talents des autistes. Temple Grandin, une Américaine autiste, est devenue auteur de best-sellers et professeur d’université. Elle est la meilleure spécialiste pour conseiller les éleveurs de bétail, sachant mieux que quiconque, "sentir" les problèmes que des animaux en groupe peuvent avoir dans leur environnement.

On pense évidemment à elle quand on lit le titre : "Je vois ce que tu ne vois pas." " Mais, prévient Patrick Allegaert, le directeur artistique du musée du Dr Guislain, cette phrase est tirée d’un jeu d’enfants. Il n’y a pas de réponse à la question d’une éventuelle spécificité de l’art des autistes. Le but de l’exposition est d’admirer leurs œuvres mais aussi de nous débarrasser des préjugés culturels que nous pourrions avoir. Tous ces artistes se disent eux-mêmes autistes, mais ils veulent aussi s’émanciper, parler de leur vie."

Au total, l’exposition présente près de 400 œuvres d’une quarantaine d’artistes. Judicieusement, les œuvres n’ont pas été rassemblées par artiste, mais sont mélangées. Après avoir découvert un artiste, on le retrouve plus loin et on reconnaît, peu à peu, sa singularité. Ce dispositif sert à éviter nos idées préconçues et à ne voir peu à peu, que l’œuvre, indépendamment de la maladie de son auteur. Pour le vernissage, certains artistes sont venus, d’autres pas. Certains parlent sans cesse, d’autres se taisent. Certains ont eu peur de visiter Gand. Toute une diversité humaine qu’on retrouve dans la diversité d’œuvres fortes et variées.

Musée Docteur Guislain, Gand, jusqu’au 21 septembre, du mardi au vendredi de 9h à 17 h et le week-end, de 13 h à 17h. Tél. : 09/2163595 et www.museumdrguislain.be. On peut encore visiter aussi au musée, jusqu’au 31 août, la magnifique exposition du photographe sud-africain, Roger Ballen, "voyageur dans la psyché" dont nous avons longuement parlé dans "La Libre" du 23 mars dernier.