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"Les francs-maçons ont un devoir de joie de vivre"
CHRISTIAN LAPORTE La Libre
Le Grand Orient de Belgique est le courant maçonnique le plus important du pays.
Henri Bartholomeeusen, son Grand Maître, ne se livre que très rarement.
Rapport avec la politique, Eglise, culte du secret, avenir du pays... Il n'élude aucun sujet.
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Jean-Luc Flémal |
L'événement est exceptionnel : ce mercredi, Me Henri Bartholomeeusen, Grand Maître du Grand Orient de Belgique, le principal courant maçonnique représenté dans notre pays, prend la parole dans "La Libre" et dans l'émission "Les Bureaux du Pouvoir" à la RTBF. Une double interview pour lever certaines (fausses) équivoques et pour comprendre la place des francs-maçons dans la société belge...
Vous recevez "La Libre" et la RTBF à la rue de Laeken, au siège de votre obédience. Pourquoi cette ouverture, maintenant ?
Il ne s'agit pas de banaliser la maçonnerie mais de lui donner plus de visibilité. Quand elle est acceptée pleinement par la démocratie, elle se doit d'être claire sur ses mobiles. Historiquement, il y a eu deux grands quiproquos chez nous : les tensions qui l'ont opposée au clergé et les campagnes antimaçonniques, notamment pendant la Seconde Guerre mondiale, qui ont laissé des traces jusqu'à aujourd'hui. Pour certains, la maçonnerie sent encore le soufre alors que les intellectuels ne se trompent plus sur ses idéaux et ses méthodes. Mais on est aujourd'hui dans une société de l'image qui se contente d'impressions, d'approximations. C'est contraire à l'esprit libre exaministe, car l'esprit critique en est quasiment absent. Tout en conservant notre spécificité, il est possible d'expliquer pourquoi la société entend rester discrète et veut respecter certains secrets. Comme le disait Eugène Goblet d'Alviella, le Grand Maître des années 1870 et président de la Chambre, la franc-maçonnerie est un laboratoire d'idées où l'on peut trouver une certaine harmonie dans le respect des personnes. C'est un lieu sans tabou où l'on peut arriver à des conclusions différentes. Et un creuset à partir duquel chacun va pouvoir rayonner. La maçonnerie n'impose aucune ligne politique, en tout cas plus aujourd'hui; elle n'impose aucune vision religieuse et encore moins une perspective morale. Elle ne s'exprime pas à l'impératif. Chacun a le choix de ses conclusions; elle insémine objectivement la société. C'est un facteur important pour la démocratie, parce que nos hommes politiques sont souvent désorientés par les questions auxquelles ils sont confrontés. La démocratie, c'est un choix de majorité contre opposition qui ne mérite son nom que si les citoyens se sont prononcés en connaissance de cause. Et là, la maçonnerie peut jouer un rôle. Pas parce qu'elle aurait un pouvoir d'influence ou parce que ce serait un lieu occulte où les lois s'élaboreraient, mais parce qu'on peut y aborder des questions très complexes à l'abri du temps et des pressions et s'imprégner de la différence dans un espace consacré à la réflexion.
La franc-maçonnerie, c'est la quête de certains idéaux et un travail sur soi-même. S'y engage-t-on pour essayer de se perfectionner?
Elle ne peut pas se comparer; elle est "sui generis". C'est le résultat d'une sédimentation, d'une expérimentation qui remonte à 2 ou 3 siècles. Elle a grandi par évolutions, c'est presque du darwinisme intellectuel. Et, donc, on a affaire à une structure qui se veut à la fois initiatique - ce qui est difficile à expliquer à des gens qui ne la connaissent pas - et traditionnelle, tout en étant progressiste et progressive; elle se veut fraternelle, pluraliste et symbolique.
La maçonnerie n'est pas qu'un simple idéal, c'est aussi une méthode qui utilise le parcours symbolique, la démarche initiatique et le libre examen pour permettre à l'individu de mieux se connaître lui-même. Par l'initiation, on est mis sur son chemin. Et cela par et avec d'autres. La connaissance de soi va être capitale, à titre personnel, et surtout parce qu'elle autorise une reconnaissance de l'autre. C'est un travail sur soi et un travail d'altérité. Les maçons travaillent dans un temps et dans un espace confinés. On pourrait comparer le travail en loge au for intérieur d'un individu qui serait étendu à ses frères. On peut en soi changer d'avis toutes les trente secondes et faire les rêves les plus fous. Il n'y a pas de pensée immorale tant qu'elle n'est pas suivie d'un acte. La différence avec le reste du monde est que nous évoluons dans un environnement expérimental où toutes les questions peuvent être abordées. Ce creuset contribue au perfectionnement de l'individu et, on peut le rêver, à celui de l'humanité. Mais l'homme n'est pas fait que de raison ou de libre examen, d'autonomie de pensée, il est également fait d'émotions. Le symbolisme entre pour une grande part dans la préoccupation du maçon. Le symbole, c'est d'abord une manière de se reconnaître très pratiquement, au sens étymologique du terme. Mais aussi un réservoir de sens, un ressort pour l'imaginaire, pour l'imagination. C'est aussi une béquille lorsque la sémantique ordinaire ne parvient plus à rendre compte de la finesse, de la nuance d'une pensée.
On présente encore la franc-maçonnerie comme une arme de guerre contre la religion, principalement catholique qui l'a le plus condamnée.
Une arme ? Certainement pas ! Et de guerre encore moins, mais peut-être peut elle faire l'outil dans un chantier où l'on imagine une humanité qui réponde à l' impératif de Kant "d'avoir le courage de suivre son propre entendement". La maçonnerie n'est pas opposée aux religions ni à la foi. On peut espérer que l'homme abstrait, comme concret, ait la capacité du choix, qu'il ne soit pas obligé de penser par procuration et de recourir à un directeur de conscience. Mais lorsque la religion unifie la foi et qu'elle suggère la loi, jusqu'à quel point respecte-t-elle ce qui relève de la dignité humaine essentielle ? Ne faut-il pas se placer du point de vue de l'humanité plutôt que de celui de Dieu qui, finalement, se décline de diverses manières ? S'il fut un temps où la maçonnerie était anticléricale pour d'excellentes raisons, les choses ont évolué et à part les fondamentalismes religieux, nous respectons la religion.
Cela va jusqu'à accueillir en loge des responsables religieux de haut rang...
C'est devenu très courant. Il y a heureusement, aujourd'hui dans le monde catholique, des esprits éclairés. Je pense à feu le chanoine de Locht, au pro-recteur de l'UCL, Gabriel Ringlet, à l'abbé Hubert de Thier qui a écrit un excellent ouvrage sur les rapports entre l'Eglise et la maçonnerie. Voilà des hommes d'ouverture, des progressistes qui comprennent l'enjeu, mais ce ne sont pas des Mgr Léonard ! Lorsque ce dernier dit de la maçonnerie qu'elle est la secte la mieux protégée de Belgique, on n'est évidemment pas dans le respect réciproque... Les choses ne vont pas toujours aussi vite parce qu'il y a un vice intrinsèque dans le pouvoir religieux avec l'imposition d'une morale qui fait que la maçonnerie doit s'en distinguer.
Cela n'empêche pas des maçons d'être croyants à titre personnel ?
Rien ne l'empêche. Au Grand Orient, nous avons des protestants, des culturellement musulmans, des juifs et probablement moins de catholiques. Pourquoi ? Mais parce que la fidélité aux dogmes peut placer l'impétrant dans un rapport difficilement soutenable. On trouve moins de catholiques dans nos obédiences libérales et adogmatiques, à savoir le GOB, la Fédération belge du Droit humain, la Grande Loge de Belgique et la Grande Loge féminine de Belgique. Mais un certain nombre se retrouve au sein de la Grande Loge régulière où l'exigence de la foi en un être suprême est une des conditions de régularité. Je respecte cette approche même si je ne la partage pas.
Avez-vous aussi des rapports avec l'Eglise ?
En tant que telle, non; nous avons très peu de rapports avec les corps constitués. Par contre, nous avons des rapports avec des hommes d'Eglise parce que toutes les opinions ont droit de cité. Et rencontrer ce qui ne nous ressemble pas est plus riche que de tourner dans le même bocal. L'idée maîtresse de la maçonnerie est que des hommes (et des femmes), qui ne se sont jamais vus, puissent se rencontrer.
Le Grand Orient de France intervient beaucoup dans les débats de société, ce qui n'est pas le cas du GOB. Pourquoi ces réserves ?
Nous ne sommes pas partisans de prendre position dans des débats d'actualité. D'abord, parce que nous sommes sensibles à la liberté de conscience. Je ne m'exprime comme Grand Maître qu'à titre personnel. C'est une garantie que je dois à mes frères et il n'y a pas lieu de réunir en une seule la voix de 10 000. Ensuite, s'exprimer au quotidien sur l'actualité finit par faire perdre toute efficacité aux propos tenus. Dire que la maçonnerie devrait être plus transparente est une conception qui peut s'avérer dangereuse. La maçonnerie ne doit pas s'exprimer sur tout. C'est un lieu protégé qui remplit sa fonction. Elle ne doit parler que dans les situations exceptionnelles, lorsqu'elle est attaquée méchamment ou lorsqu'il s'agit de corriger des erreurs flagrantes. Et lorsqu'il s'agit de remplir ses obligations à l'égard de la démocratie.
Du côté des maçons de l'Hexagone, il y a une vraie culture du débat...
Ils n'ont pas connu nos déchirements, sur le plan religieux notamment. En outre, elle est restée en appui d'un pouvoir qui a les valeurs de la République en son sein. La liberté, l'égalité et la fraternité sont le credo même de la maçonnerie française. Cela l'amène à exprimer son discours plus facilement hors du temple qu'en Belgique.
Où se situe la maçonnerie par rapport à l'avenir de la Belgique?
Le maçon s'enrichit souvent d'avoir à changer d'opinion parce qu'il a été frappé par une argumentation qu'il n'était pas censé rencontrer. Au GOB, qui est une réduction de la Belgique, nous avons autant de fédéralistes que de séparatistes, d'unitaristes que de rattachistes et des monarchistes comme des républicains... Il y a sans doute des idées plus partagées au Nord qu'au Sud ou inversement...
Vous n'êtes pas frappé, comme le Rotary, par des aspirations régionalistes ?
Le GOB a anticipé la question par un équilibre à la fois statique et dynamique. La commission administrative, qui assure la gestion journalière de l'obédience, est composée à concurrence d'un tiers de ce que l'on appelle le Nord, le Centre et le Sud, sans qu'il faille y voir un lien avec les trois régions... Et le Grand Maître est choisi alternativement et successivement par le Nord, le Centre et le Sud. Toute tentation qui consisterait à donner une couleur particulière à l'obédience s'étiole avant d'être pensée. C'est une réforme qui remonte à 30 ans et dont nos autorités politiques auraient pu s'inspirer !
Dans les milieux radicaux flamands, on dit que les loges restent des "nids fransquillons".
Non, il y a encore quelques loges francophones en Flandre, mais elles sont au moins bilingues. Et il existe au moins une loge néerlandophone qui se trouve de l'autre côté de la frontière linguistique. Il n'y a pas de rapports de forces mais simplement le souci de l'ouverture et le souci de comprendre l'autre. Où qu'il aille, le Grand Maître est reçu de la même manière. Et chacun dans le respect de l'autre a tendance à parler sa propre langue.
La franc-maçonnerie belge se porte donc bien ?
Je ne connais pas de société qui puisse réunir un tel nombre de personnes, hommes comme femmes. Aucun parti ni aucune religion ne parviennent à cela. Chaque semaine, 25 000 personnes se retrouvent pour travailler, avec leurs outils, pour le plaisir de leur propre perfectionnement et pour une certaine idée de la maçonnerie. En toute liberté politique. Il n'existe pas de consigne de vote dans la maçonnerie depuis au moins 1884; elle se heurterait du reste à la volonté de liberté.
Les maçons sont donc heureux ?
On parle souvent de la maçonnerie sur un mode austère et grave, alors que les frères sont invités à travailler pour le bonheur de l'humanité. Cette aptitude, cette appétence commencent par le devoir de travailler à son propre bonheur. Car on ne peut jamais aussi bien transmettre que ce l'on pratique soi-même. Et donc, les maçons ont presque l'obligation, le devoir de pratiquer la joie de vivre. Tout simplement. Et donc, quand un verre est à moitié vide, ils considèrent qu'il est à moitié plein... C'est un lieu de vie, pas un musée...
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