"Black Mirror", "Altered Carbon", "Sense8", ... La vague des séries "futur noir" risque-t-elle de retomber?
- Publié le 20-02-2018 à 17h47
- Mis à jour le 20-02-2018 à 17h57
La série "Altered Carbon" et le film "Mute", sur Netflix, surfent sur le succès de productions comme "Black Mirror". Mais la vague ne risque-t-elle pas de retomber?
La science-fiction noire à la Philip K. Dick est tendance. L’adaptation en série de son uchronie "Le Maître du Haut Château" par Amazon Video est un succès depuis deux ans. "Blade Runner 2049" de Denis Villeneuve a été, au contraire, un échec commercial, mais a ravivé l’intérêt pour l’œuvre du romancier - dont le roman "Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?" avait inspiré le premier "Blade Runner" en 1982.
Les ayants droit du romancier américain, décédé en 1982, ont par ailleurs activement soutenu l’anthologie "Philip K. Dick’s Electric Dreams", série diffusée sur Amazon et Channel 4 l’année dernière, et dont chaque épisode autonome est une adaptation d’un roman ou d’une nouvelle de Dick.
Adaptation d’un des classiques de Philip K. Dick et diffusée sur Amazon, "Le Maître du Haut Château" se déroule en 1962 dans des Etats-Unis qui auraient été conquis par le Japon et l’Allemagne nazie, désormais en situation de guerre froide.
Reflet des angoisses présentes
Cette profusion fait suite à "Black Mirror", dont les quatre saisons sont une création originale mais que l’auteur d’"Ubik" n’aurait pas renié. On pourrait aussi ajouter à cette vague d’autres séries diffusées sur Netflix, comme "Sense8" des soeurs Wachowski, "The Expanse" ou "Mute", film d’anticipation de Duncan Jones ("Moon", "Source Code") avec Alexander Skarsgard et Paul Rudd, qui sera mis en ligne le 23 février.
La science-fiction est tendance, surtout sur son versant dystopique, représentation sombre et pessimiste du futur. Le genre répond aux angoisses présentes : perte des repères, écarts de richesse de plus en plus grands, dépendance vis-à-vis des technologies, poids des multinationales dans l’évolution des sociétés, tensions sociales, états de guerre… "Mute" ressuscite par exemple les démons de la division Est-Ouest dans un Berlin de 2052 dépassé par les vagues migratoires.
Dans "Mute", Alexander Skarsguard est un barman muet qui cherche une femme dans le Berlin de 2052.
Limites d’une vague
"Altered Carbon", disponible depuis le 2 février sur Netflix (encore…), est la quintessence de cette représentation du futur, mêlant les échos du film noir avec des décors hérités du "Blade Runner" de Ridley Scott.
Mais elle démontre aussi les limites de cette nouvelle vague. Là où un Philip K. Dick, dans ses écrits des années 1960-1970, innovait en projetant ses angoisses et son nihilisme dans des récits d’anticipation, là où un Ridley Scott, compensait le budget restreint de "Blade Runner" par des artifices (décors sous la pluie et sous-éclairés), les productions actuelles se contentent de recycler ces classiques.
Besoin d’évasion et fuite dans le virtuel
En outre, "Altered Carbon" est d’emblée menacée par ce qui a sonné le glas de "Sense8" : un budget démesuré pour un genre pointu qui touche un public de passionnés, certes, mais restreint.
"Black Mirror" a dû son succès par sa proximité - un futur proche et crédible, par ailleurs peu coûteux en terme de création à l’écran. "Le Maître du Haut Château" par la notoriété antérieure du roman et son pitch spectaculaire qui trancende les publics : "Et si le Japon et l’Allemagne nazie avaient gagné la Seconde Guerre mondiale et occupé les Etats-Unis ?" A l’inverse, l’échec commercial de "Blade Runner 2049" a montré l’intérêt relatif du public pour les dystopies.
Ironiquement, ces séries ou films qui répondent au besoin d’évasion constituent elles-mêmes une fuite dans le virtuel. Comme une mise en abyme : les multinationales du divertissement tendent un singulier "black mirror" aux spectateurs qui succombent au binge-watching .
Au XXIIIe siècle, les ressources de la Terre sont épuisées. La paix entre la Terre et les colonies spaciales est menacée. "The Expanse", space opera dickien, en est à sa 3e saison sur Netflix.
La copie trop conforme d’"Altered Carbon"
Bienvenue au XXIVe siècle. Afin de faciliter les (longs) voyages interstellaires, la conscience d’un individu peut être numérisée dans un "stack", une puce corticale.
L’invention est devenue clé de l’immortalité : d’enveloppe charnelle ("sleeve") en enveloppe charnelle, ceux qui en ont les moyens défient le temps. On surnomme cette élite les "Maths", comme Mathusalem.
Takeshi Kovacs (Will Yun Lee), un ex-mercenaire, membre d’un groupe rebelle considéré comme terroriste, a été condamné à la prison perpétuelle. Son esprit emprisonné durant trois siècles est sorti de léthargie et placé dans un nouveau corps (Joel Kinnaman) à la demande d’un milliardaire, Laurens Bancroft (James Purefoy). Bancroft lui demande d’enquêter sur son propre meurtre. Si son esprit a pu être sauvegardé et réactivé dans une nouvelle enveloppe, il ignore tout des 48 heures qui ont précédé son meurtre.
Dans "Altered Carbon", Joel Kinnaman incarne l’enveloppe charnelle d’un mercenaire, Takeshi Kovacs.
Campagne virale
Série en dix épisodes de 52 minutes produite à coups de millions et en ligne sur Netflix depuis le 2 février, Altered Carbon * a été annoncée par une campagne virale digne d’un blockbuster : des GIF intrigants dès novembre sur la plate-forme Reddit, des pop-up store dans certaines grandes villes invitant les passants à s’enfermer dans des enveloppes de "sleeve" et, même, présentation sur un vrai faux stand du Consumer Electronics Show de Las Vegas de mannequins soi-disant constitués de tissus organiques…
Cyberpunk et néo-noir
"Altered Carbon" est adapté d’un roman cyberpunk à succès de 2002, "Carbone modifié", signé Richard Morgan. Série SF "néo-noir", elle joue l’analogie avec romans et films noirs jusque dans le titre des épisodes ("La griffe du passé", "Le faux coupable", "Les tueurs",…).
Elle s’appuie aussi - un peu trop - sur le mètre étalon du genre, le "Blade Runner" de Ridley Scott : métropole décadente plongée dans une nuit pluvieuse, aux bas-fonds décadents et orgiaques, lardés de néons criards, où erre une plèbe au pied des mausolées de multinationales omnipotentes. Sans oublier les voitures volantes…
Sur le papier, le roman de Richard Morgan méritait son prix Philip K. Dick - et la comparaison avec ce modèle. A l’écran (qu’on conseillera pas trop petit pour ceux qui se laisseraient tenter), les producteurs n’ont retenu que le spectaculaire. Le Kovacs de la série tient plus de JCVD que d’Harrison Ford. La dystopie dickienne, sur fond de transhumanisme, est plus prétexte à une enquête musclée, souvent complaisante, qu’à une anticipation réflexive à la "Black Mirror". Soit une enveloppe onéreuse pour la copie conforme d’un "Math" narratif souvent recyclé.