"LOL" de La Cambre Mode[s] : leçon, originalité, licence
- Publié le 20-08-2018 à 18h17
2018, cinquante ans après 68, c’est l’année anniversaire de la contestation pour la culture, à Bruxelles. Avec une expo qui dit "LOL", La Cambre Mode[s] s’installe au musée cet été pour dire ce que la mode a à contester. L’échevine de la Culture à la Ville de Bruxelles, Karine Lalieux, a cherché à placer la contestation au cœur des institutions culturelles tout au long de cette année 2018, et ce, à l’occasion des cinquante ans de Mai-68. La Cambre Mode[s] arrivait donc comme l’invité idéal du musée Mode & Dentelle, car "qu’est-ce qu’un enseignement de l’art, si ce n’est un encouragement à la contestation ?", ajoutait l’échevine, en entrée du menu de l’expo.
Et pourtant, le responsable de la section La Cambre Mode[s], Tony Delcampe, y va franco, quand on lui demande de nous faire faire un tour de la boutique : "La mode a-t-elle encore quelque chose à contester en 2018 ? Pas sûr. Peut-être qu’elle ne conteste plus grand-chose en fait ? Peut-être est-elle plus à contester que contestataire ?"
Et, donc, cette année aura été celle où profs et élèves de La Cambre ont interrogé leur métier, pour les uns, et leur futur engagement professionnel, pour les autres. Cela veut dire quoi : "faire des vêtements ?"/ "Pourquoi continuer à en faire, alors que l’on pourrait croire que, dans la matière, tout a été dit et, surtout, tout a été fait ?" Mais, ainsi que le précise Benoît Hennaut, directeur La Cambre : "Nous ne vivons pas une époque de révolution, mais nous désirons celle d’une conscientisation." Et, finalement, c’est, précisément, le boulot de l’Ecole nationale des arts visuels, de proposer une réflexion en accord avec son temps.
Le Facebook de La Cambre Mode[s] 2018
Et voilà comment La Cambre donne à voir, non pas ses archives pour se gargariser de tout ce qu’elle a fabriqué de talents, mais une expo, qui montre la création en 2018, spécifiquement. Cinquante ans après l’esprit de la contestation qu’avait soufflé la jeunesse européenne au reste de la population en mutation. Cinquante ans après Mai-68, que dit cette jeunesse qui cherche à inventer le décor visuel, vestimentaire, artistique des décennies à venir ?
Le parcours d’expo, tout à fait pédago, n’a pas l’ambition de se prendre la tête. D’où le nom, aussi, de l’expo : "LOL". "On trouvait que c’était un peu ironique que La Cambre Mode[s] vienne exposer au musée Mode & Dentelle. D’autant plus amusant que, souvent, on pense que ce qu’on fait, à La Cambre, ce ne sont pas des vêtements. D’où le nom que l’on a donné à notre expo, ‘LOL’"… Non pas pour se moquer, mais pour dire qu’ils ne sont pas dupes, ces étudiants, de tout ce qu’ils doivent justifier lorsqu’ils doivent évoquer leur acte de création.
En compagnie de Tony Delcampe, on s’est baladé, par année, dans ce qui ressemble à un trombinoscope géant de l’école de mode bruxelloise.
En première année
Que fait-on quand on arrive en section mode ? "D’abord, ils sont jeunes, ils ont 17, 18 ans : il faut avoir son diplôme secondaire pour entrer dans la section. Certains étudiants sont parfois passés par d’autres cursus avant de savoir qu’ils voulaient faire de la mode, mais globalement, il vaut mieux, selon Tony Delcampe, directeur de La Cambre Mode[s], commencer jeune sur les bancs de La Cambre, pour former tôt son esprit à l’idée du métier." En 1re année, le travail s’entame sur le corps en trois dimensions, histoire de casser l’idée de la mode bidimensionnelle, "celle que l’on voit sur les cintres ou dans les magazines". Alignées dans les vitrines du musée comme dans une penderie, les étonnantes formes des corps inventés par les "1re année" font la preuve d’un travail d’abord plastique. N’oublions pas que nous sommes dans une école d’art ! Les "1re année" travaillent sous forme de consignes détaillées sur deux classiques du vestiaire : la jupe et la chemise. Cette année, la chemise était tout sauf l’habit classique : elle était pensée pour être portée par deux humains en même temps.
En deuxième année
D’abord, il est intéressant d’apprendre que beaucoup d’élèves qui ne valident pas leur première année à La Cambre cherchent à la réitérer : "Les élèves s’accrochent, et certains ont un déclic lors de leur seconde ‘première année’." Durant la seconde année du cursus, les élèves doivent encore suivre des consignes précises : imaginer, par exemple une chaussure qui sera à la fois soulier à talon et chaussure de sport; faire une pièce artisanale de maille; remettre en question le pantalon. Mais déjà, ils préparent leur univers créatif en imaginant une gamme textile et couleur sous forme de nature morte. On demande à Tony Delcampe comment il fait pour sanctionner l’acte de création. Tony Delcampe est formel : "Certes, il y a des gens très forts qui éludent les contraintes, mais on tient à ce que les profils respectent les consignes."
En troisième année
Au milieu du cursus, les élèves sont obligés de se coller au vestiaire masculin à travers une collection de huit silhouettes. "Cette année, les élèves devaient se pencher sur la figure du dandy." C’est aussi le moment où les élèves de La Cambre Mode[s] se confrontent aux questions techniques, car le vestiaire masculin est complexe du point de vue de la confection, c’est le fameux travail de "tailoring". Tony Delcampe poursuit : "Pas sûr que la mode homme ait plus à dire que la mode femme mais disons que, parce que le corps de la femme a été fantasmé en tous sens, pour faire quelque chose d’extraordinaire, il faut vraiment que ce soit ‘wouh !’ La femme a déjà tout porté !" - même le vestiaire de l’homme ! "L’homme, quant à lui, est dans une mode plus conventionnelle, alors c’est plus compliqué de pousser les limites sans que l’homme n’ait l’air déguisé. Mais, vous savez, le genre n’est plus une priorité pour nos étudiants, la question du genre est dépassée. Les robes, dans l’atelier, passent d’un corps à l’autre. Les jeunes gens sont assez ouverts, sur la sexualité aussi. Ils sont dans toutes les expériences, et il n’y a pas de tabou, pour eux, par rapport au genre ou au sexe."
En quatrième année
"D’habitude , ils font une collection de dix silhouettes complètes, mais cette année, le responsable du staff, Pierre Daras, a travaillé avec Nathalie Khan, historienne, théoricienne et critique de mode. On a observé que la 4e année était une apothéose […] les talents surgissent à ce moment du cursus."Mais cette année, pas question de s’en tenir au développement d’un vocabulaire propre. La question revenait : pourquoi je fais du vêtement ? Est-ce que ça vaut encore la peine de faire du vêtement ? Grosse question quand même quand on est en plein dedans… Dans les vitrines du musée Mode & Dentelle, les collections sont d’ailleurs moins prêt-à-porter, et très "conceptuelles". C’est ce que montre un jeune étudiant qui a travaillé sur les méfaits de la "fast fashion", en faisant défiler une jupe sur le modèle d’une tringle de T-shirt. Autre travail, tout à fait poétique : à partir de la nouvelle de Marguerite Yourcenar, "Le Lait de la mort", qui raconte l’histoire d’une jeune mère enterrée dans un pont, mais à qui on a laissé la gorge à l’air libre pour qu’elle continue à allaiter son nourrisson, une jeune étudiante a créé des "vêtements-solutions", à poches et à encoches…
En cinquième année
Dernière étape du master Mode, la 5e année est aussi celle pendant laquelle il faut jongler entre les stages dans les maisons de couture et la confection d’une collection qui validera, ou non, un talent. D’autant que des talents, il y en a eu à sortir de La Cambre Mode[s] : Anthony Vaccarello est désormais l’homme de chez Saint Laurent et Julien Dossena, celui de chez Paco Rabanne. Sans compter les anciens élèves désormais chez Givenchy, Vuitton; et ceux qui ont lancé leur propre maison. Bref, la 5e année doit se placer entre abnégation et capacité à créer autour de soi ovation et célébrité. Lors du défilé de juin dernier, on a découvert avec émotion le travail de Rebecca Szmidt sur le vestaire des femmes qui s’émancipent à travers leurs vêtements, notamment en dansant. Cyril Bourez, quant à lui, interrogeait la paternité. Sa collection, toute en tendresse, se composait de vêtements dans lesquels on observait des gestes de père - un pantalon où il y a de quoi s’accrocher pour un jeune enfant, ou un duffle-coat, assez grand pour y faire entrer un sac à bébé.
"LOL", jusqu’au 30 septembre, au musée Mode & Dentelle. Rue de la Violette, 12, à 1000 Bruxelles. Infos : www.fashionandlacemuseum.brussels/fr