En mémoire du You Night Club, symbole de ce temps où l'insouciance était partout

Contribution externe

Les souvenirs de Léopold Ghins et de Renaud Homez, internautes.

Le You Night Club a annoncé en août dernier qu’il fermait ses portes. Retour sur une discothèque sans laquelle les nuits bruxelloises ne sont plus tout à fait les mêmes.

Vendredi 19 octobre 2018, Bruxelles. Les arbres renvoient des couleurs mordorées, l’été fait de la résistance. Pour les étudiants, nous sommes dans le "ventre mou" du premier quadrimestre, une période bénie où les examens ne sont que lointains mirages. Leur programme pour ce soir devrait aller de soi : "tous au You". Hélas ! La célèbre boîte de nuit a fermé ses portes discrètement durant la canicule du mois d’août. Nos étudiants désœuvrés vont devoir trouver un nouveau camp de base. Mais, où qu’ils aillent, pourront-ils retrouver la magie du You ? Remémorons-nous pour un temps les soirées qui firent la gloire de ce lieu mythique. Voici comment les choses se déroulaient.

Pré-soirée

Un vendredi à la mi-octobre 2008, 21h00. La petite Polo file tout droit sur le Boulevard Général Jacques. C’est notre ami E. qui conduit. Nous sommes les passagers ravis de cette expédition qui, nous le savons, se finira très certainement au You – ou devant le You, nous verrons bien. "Envoie un peu une bière, steplait", dit E. L’un de nous déchire le plastique qui entoure les cannettes emportées à bord en grandes quantités. Les "blikjes" s’ouvrent et chacun sirote allègrement. Nous arrivons près de l’ULB chez S., qui nous ouvre les portes d’un vaste appartement.

Nous nous installons dans les fauteuils du salon. S. nous sert à chacun un "whisky-coke" tandis que des filles dansent autour d’un baffle. "Chauds ou quoi ?", nous demande S. "Ça va être une grosse, grosse soirée ce soir". S. est étudiant comme nous. Il a presque tout raté l’an dernier et recommence son année. Qu’importe la réussite ou l’échec – en début d’année académique le même vent de liberté souffle pour tous. Je regarde à gauche, puis à droite. La tenue de rigueur pour le You a été adoptée. Les filles en chemisiers et jupes sombres ont les cheveux lâchés, une longue mèche travaillée encadrant leurs visages chargés en fond de teint. Les garçons, quant à eux, ont un uniforme : jeans, chaussures en cuir, variations sur chemise. L’un d’entre eux est particulièrement voyant. Il a choisi une chemise rose pâle surmontée d’un large col blanc sur lequel on peut lire "Saint Tropez". Ce comparse assez corpulent a des faux airs de capitaine d’industrie. Peut-être emmènera-t-il tout le monde sur son yacht lorsque la soirée sera terminée ? "Bon, on va pas tarder", dit S.On termine notre verre. Les voitures démarrent à toute vitesse.

L’arrivée au You

Le You se trouve au centre d’une rue exiguë, à un jet de pierre de la Grand-Place et en face de la rue du Marché aux Fromages, dite "rue des pittas" ou "rue des pitt’s" du fait de la présence regroupée de restaurateurs grecs en ce coin-là. Il est près de minuit et il y a déjà une longue file. Après une heure d’attente, transis par le froid, le moment fatidique arrive : le franchissement de l’entrée. Les portes du You sont gardées par un cerbère d’origine slave nommé "Dragan", au pouvoir absolu. Parfois, les choix de Dragan peuvent faire et défaire des couples. Dragan fait rentrer les filles qui nous accompagnent tout de suite, les introduisant à l’intérieur de sa large main musclée. À nous, il nous fait signe d’attendre sur le côté. Nous voici dans la zone grise, ni dedans ni dehors. Un collègue de Dragan, derrière lui, nous fait soudain signe de rentrer. Dragan le voit et se contente d’un petit geste de la main : "entrez vite", marmonne-t-il.

A l’intérieur, c’est le chaos complet. La boite, qui n’est pas grande, est pleine à craquer. Les chemises sont luminescentes à causes des nombreuses blacklights. Il y a des bandes de filles de seize ans, des mecs en polos de marque, quelques jeunes rasés en survêtement et beaucoup d’étudiants. Je perds les autres. L’ensemble me paraît soudain irréel : je vois du bleu, du rouge, du noir, et la musique assourdit tout. Je rejoins le dancefloor principal, où la foule s’égaye devant un DJ très concentré. Petit à petit, une communion s’empare de la foule. J’oublie l’inconfort de la masse. Le rythme monte – c’est une mélodie joyeuse, synthétique, presque folle. Le mur de baffles donne maintenant toute sa puissance. Le DJ semble accroché à ses boutons comme s’il pilotait un Riva au large de Saint Tropez, Ray-Ban sur le nez, cheveux au vent. Il emporte tout le monde avec lui, la foule lui tend les bras, tous sautent à l’unisson, comme possédés.

Une pitta au Mykonos

Ce "climax" de frénésie musicale et d’excitation festive dure peu. On se fatigue vite, il y a encore plus de monde. Tiens, voilà E. On sort. Dragan nous voit passer et nous dit d’un ton agressif : "dernière sortie, les gars". Il est deux heures trente. "J’ai faim, moi", dit l’un d’entre nous. La rue des pittas nous ouvre les bras. Nous nous rendons au Mykonos où, attablés et silencieux, nous reprenons des forces en ingurgitant viande et oignons. E. s’entretient longuement avec le chef de l’établissement au comptoir. Que peuvent-ils bien se dire ? Il revient finalement vers nous en arborant son trophée : un polo jaune portant en grand l’inscription MYKONOS. Il s’empresse de l’enfiler au-dessus de sa chemise, manifestement content de pouvoir faire la promotion de l’établissement. Il faut maintenant retourner au You. Dragan nous voit arriver de loin : il nous montre du doigt en faisant "non" de la tête. Puis il aperçoit le polo jaune du Mykonos. Il semble alors réfléchir. Lorsque nous arrivons devant lui, il nous adresse un petit geste énervé et nous pousse vers l’intérieur. Le You formait-il avec le Mykonos une alliance secrète ? Qui sait quels arrangements de quartier, entre Slaves et Grecs, régissaient ces nuits bruxelloises ? A l’intérieur, c’est toujours la cohue. Tiens, voilà notre ami "capitaine d’industrie" qui vient de commander des bouteilles de champagne. Il y a de moins en moins de jeunes filles, de plus en plus de mecs, visiblement de plus en plus bourrés.

La fuite

Il est presque cinq heures maintenant, c’en est trop, il faut partir. A la sortie, Dragan me tend la main pour un pourboire. Je n’ai rien sur moi. Il me serre la main et me sourit mais je ne sais quelle lueur au fond de son regard me dit que je franchis cette porte pour la dernière fois. Une gigantesque baston vient d’éclater dehors, des groupes se battent pour on ne sait quoi. La police arrive, on s’échappe à pied. Me voici avec S. et deux autres en train de marcher le long de la rue de la Loi déserte. Mais où donc est passé E. ? Ah, voilà justement sa Polo qui arrive. Elle est bondée. Qui sont ces filles inconnues ? E. s’arrête et abaisse sa vitre : "Yo les gros, montez !" Je me glisse à l’intérieur, les pieds sur le frein à main, la tête dans le coffre, le dos contre le toit de la voiture. Au terme d’un trajet effrayant, nous arrivons à l’appartement de E. Je bavarde un peu avec lui sur le balcon en fumant des cigarettes – les filles ont dû partir. Au bout d’un moment, je m’aperçois que E. s’est endormi sur sa chaise. Je m’allonge alors sur un canapé et ferme les yeux. Deux heures plus tard, nous quittons les lieux avec quelques autres, pour nous rendre à un week-end scout. Dragan n’occuperait plus nos pensées pendant quelques semaines.

L’extrême jeunesse

Le You n’est plus, mais son souvenir restera bien présent dans nos mémoires. Il sera pour nous marqué du cachet de l’extrême jeunesse. Le You avait tout pour déplaire – mais rien ne suscitait en nous plus d’excitation, plus d’enthousiasme que cette atmosphère étouffante, nerveuse, qui stimulait nos forces et nous faisait entrer dans une trance jubilatoire. Puis tout retombait et l’on voyait cette faune nocturne défiler devant nos yeux avec ses abus d’alcools, ses bagarres, ses maîtres et ses serviteurs. Par instants, on croyait entrevoir cet aspect surréaliste de Bruxelles : dans une ruelle de la vieille ville, un étudiant court à quatre heures du matin revêtu d’un polo jaune Mykonos.

Nous sommes sortis au You mais nous aurions pu tout aussi bien aller ailleurs. A l’époque, nous n’y prêtions pas attention. Les lieux comportent leurs mystères au même titre que les hommes. Aujourd’hui, quand nous repassons devant cette grande porte de garage désormais close, il nous vient un sourire. Le goût d’un temps où l’insouciance était partout.

Vous êtes hors-ligne
Connexion rétablie...