Ces luttes d'influences au sein de l'islam belge
- Publié le 19-03-2018 à 06h40
- Mis à jour le 19-03-2018 à 09h03
Le salafisme est encore le courant de pensée dominant au sein des communautés musulmanes, mais les choses évoluent. Qui va gagner en influence et faire bouger les lignes ? Plongée dans l’islam institutionnel.
Salah Echallaoui est un homme surprenant. Sans en avoir l’air, avec un brin de prudence dans le regard, il annonce avoir concrètement engagé ce qui pourrait être une révolution historique pour l’islam du pays.
Le président de l’Exécutif des musulmans de Belgique (l’organe représentatif de l’islam auprès de l’Etat) vient en effet de décrocher une double victoire. Non seulement les négociations sont engagées avec le fédéral pour mettre en place une formation obligatoire pour tous les imams, mais ce même gouvernement a décidé de confier à l’Exécutif la Grande mosquée du Cinquantenaire, sorte de cathédrale de l’islam belge. Pour l’institution, encore en fragile revalidation après des décennies de conflits, c’est une marque de confiance non négligeable.
Mais ce vendredi, si Salah Echallaoui reste sobre, c’est qu’il sait n’avoir gagné qu’une bataille, et que pour vaincre définitivement l’influence des extrémismes, le chemin s’annonce délicat.
Une pensée qui divise la société
Pour comprendre le tournant, il faut justement se glisser entre les arbres du parc du Cinquantenaire de Bruxelles. Là-bas, la fameuse Grande mosquée joue la discrétion. Et pour cause. Elle se sait traquée de toute part, à tel point que l’Etat fédéral a donc décidé d’en expulser le Centre islamique et culturel de Belgique (le CICB) qui l’organisait. Certes, la Grande mosquée n’est pas à l’origine de la saison noire des attentats, mais elle a tenu le rôle de cheval de Troie du salafisme saoudien.
Ce courant rigoriste préoccupé par la restauration d’un ordre religieux totalisant a gagné sur bien des fronts en Belgique : celui de la théologie, des mosquées et des pensées. Poussé par l’Arabie saoudite, il a imprégné le monde musulman et se présente comme une des normes hégémoniques sur le marché des idées. Cela ne veut pas dire que tous les musulmans sont salafistes - les appartenances religieuses procèdent d’un savant bricolage entre les courants - mais ce salafisme a tout de même façonné un univers de pensée qui peut être propice à des dérives violentes. Un univers du "eux et du nous" d’autant plus influent que grisant. "Avec le salafisme, les réponses existentielles sont noires ou blanches, cohérentes et englobantes. Pour un jeune qui se cherche des raisons de vivre, ce prêt à penser est enthousiasmant : s’y dessiner un chemin de héros est une chose aisée", explique l’islamologue Michaël Privot. Le problème est que ce courant, avec d’autres plus politiques, tels les Frères musulmans, contribue "à renforcer un malaise social des musulmans face à ce qui n’est pas musulman ou face à ce qui constitue un islam considéré comme tiède", écrit le sociologue Felice Dassetto.
Le problème aussi est que l’expulsion du CICB ne suffira pas à résoudre tous les défis. Le discours salafiste reste le plus disponible pour offrir aux jeunes des réponses à leurs questions de sens. Internet en est une chambre d’écho, et les livres sont nombreux. "Ces livres, on ne peut pas les interdire, mais on peut stopper leur entrée dans les écoles et les prisons. Désormais, un livre qui est proposé dans une prison doit avoir l’aval de l’Exécutif", précise Salah Echallaoui. La lutte est sérieuse et d’autant plus compliquée que ces discours jouent sur la crête étroite de la légalité : non pas violents, ils polarisent, coupent, enferment.
Néanmoins, l’expulsion du CICB ne vient pas de nulle part. Depuis les attentats, les communautés musulmanes se sont distancées des discours salafistes. "Le débat a pu aborder la question de leurs dangers, observe Corinne Torrekens, islamologue à l’ULB. On assiste à une multiplication des contre-discours et à un éclatement des référentiels. Mais c’est toujours fragile." "Oui, il y a davantage de distanciation avec le radicalisme politique qu’avant 2014, note Felice Dassetto. Mais je trouve que les musulmans n’ont pas encore pris la mesure de l’enjeu du djihadisme et du radicalisme, comme du sursaut global à avoir pour lui faire face."
En réalité, si les contre-feux existent, ils sont peu structurés.
Reprendre la main
Un contre-discours, c’est ce qu’essaye de faire émerger Khalid Hajji. Secrétaire général du Ceom, le Conseil européen des oulémas marocains, il a rassemblé ce jeudi 8 mars à Bruxelles, et pour la huitième année consécutive, une bonne centaine d’imams. L’objectif était de les former aux valeurs communes. Il y a urgence dit-il. "Je sens que l’influence du salafisme est en repli. D’ailleurs, ce courant n’est pas éternel dans la tête d’un jeune. Il tient jusqu’à ses vingt-cinq ans au maximum. Après, l’adulte se rend compte que réduire la religion à des normes mathématiques, au permis, pas permis, est un fardeau. Du coup, nous formons les imams pour qu’ils puissent aider ces jeunes à faire grandir en eux une spiritualité, et qu’ils découvrent comment inscrire leur foi dans le contexte européen."
Abdelkrim Berramdane, imam bruxellois qui suit ces formations, est exactement sur la même longueur d’onde. Oui, la "mode" du salafisme est en recul. Et oui, le rôle des imams est important pour construire un contre-discours. Or, la qualité des imams varie trop : certains sont âgés, ne parlent pas français et ne connaissent pas le contexte belge. Il y a donc urgence à les former.
Derrière la sincérité du Ceom, se cache aussi Rabat. Le conseil des oulémas est un de ses leviers pour que le malékisme, le courant de l’islam qui s’est développé au Maroc, regagne en influence dans les communautés belges. Si ce courant est ouvert et pacifiant, le problème est que, très marqué culturellement, il touche difficilement les jeunes générations nées en Belgique et pour lesquelles le Maroc n’est plus qu’un lointain souvenir familial.
"En fait, deux ans après les attentats, tout le monde essaye de gagner en influence, explique en off une observatrice. Mais personne n’y parvient. Même si des réflexions intéressantes y naissent, le Maroc est dépassé par ce que vivent les jeunes. De leur côté, les Frères musulmans sont à la ramasse. Ils essayent de se restructurer, mais ils ne parviennent même plus à organiser les Foires musulmanes. La Turquie, quant à elle, a une vraie influence. A travers la Diyanet, sa direction des affaires religieuses, Istanbul forme ses imams et cadenasse les discours. Mais cette influence qui vise les intérêts nationalistes du pays se limite à la communauté turque. On distingue donc un double défi pour l’Exécutif et sa future formation pour imams. Non seulement ils devront intégrer ces initiatives issues des pays d’origine, sous peine de se les mettre à dos, mais ils devront aussi renouveler le discours pour parler aux jeunes Belges. Cela s’annonce costaud." Corinne Torrekens se montre plus sévère. "Les intérêts des pays étrangers sont antinomiques avec le développement d’un islam belge", insiste-t-elle. Du coup, d’où le renouveau émergera-t-il ?
Les coups sont durs
"Moi, je peux prendre un café à n’importe quelle heure, cela ne me fait rien." Le pas rapide et le costume élégamment déboutonné, Farid Samadi témoigne à lui seul de l’énergie qui se dégage du monde associatif musulman. Il sort du Salam Festival, un événement multiculturel monté par ses soins à Bruxelles. "Pourquoi j’ai fait cela ? Parce que quand je regarde l’actualité, c’est comme quand je vois quelqu’un se faire agresser, je ne peux pas rester à ne rien faire. Alors, en invitant des personnalités de tous les horizons, je veux favoriser la rencontre pour déjouer les peurs." Et ça marche, promet-il. "Cette année, nous étions 2 000. Mais cela va augmenter. Vous allez voir, on va entendre parler du Salam Festival."
Peu soutenu par le pouvoir public, le monde associatif musulman est foisonnant et prouve que l’islam de Belgique grandit sur le terrain. Il ne participe cependant pas au renouvellement des concepts religieux. Or, c’est ce champ-là aussi qu’il faut attaquer.
Sur Facebook justement, une rumeur inédite suscite des échos. Avec près de 8 000 membres, le groupe Radio Hihi détonne. Lancé par de jeunes intellectuels, il multiplie les débats sur la théologie, la culture, la vie en société. L’objectif est de permettre à la théologie et aux sciences humaines de se rencontrer. "Le but n’est pas de remplacer la norme salafiste par une autre, mais plutôt d’ouvrir le champ des possibles", précise Michaël Privot.
Radio Hihi n’est pas seule. On note une multiplication de penseurs : Radouane Attiya, Hicham Abdel Gawad, Julie Pascoet, etc. Sans former un mouvement (ils se caractérisent parfois par leur isolement), ils participent à l’émulation intellectuelle. "Je ne pense pas qu’il y a une décrue du salafisme. Cette pensée est encore celle dans laquelle baignent les jeunes. On le voit dans les écoles. Mais depuis les attentats, j’observe un intérêt pour les autres approches", note Michaël Privot.
Rien n’est simple cependant, et différents enjeux se présentent pour ces intellectuels : faire leur trou dans les mosquées (encore tenues par les générations précédentes), se retrouver dans les universités (où les places sont peu nombreuses pour les chercheurs), et à vulgariser et à diffuser leur pensée.
En fait, tout bouge. "Jamais les communautés musulmanes n’ont été aussi diverses", conclut Corinne Torrekens. L’affaire "Ramadan", le futur de la Grande mosquée, la formation des imams et l’Institut "Marcourt" (voir ci-dessus) ouvrent des perspectives. L’avènement de communautés subsahariennes annonce une révolution du paysage de l’islam en Belgique. L’individualisation des pratiques bouleverse des habitudes.
A l’Exécutif, Salah Echallaoui tente de tenir la barre. S’il compte profiter de toutes les forces vives, il sait qu’il prendra des coups. "Des mosquées et des groupes font de la résistance. Mais nous voulons occuper le terrain, renouveler le discours et non plus nous contenter de réagir aux extrémismes. Les coups seront durs, je suis harcelé, mais je ne baisse pas les bras. Sinon, je ne serais pas ici."