Nafi Thiam, menacée d'exclusion à l'Euro pour une question de sponsors: "Cette histoire avec la fédération aurait pu me coûter l’or"
La championne olympique, outrée par les menaces et les insinuations de ses dirigeants, revient, six mois plus tard, sur Berlin 2018.
- Publié le 23-02-2019 à 05h00
- Mis à jour le 23-02-2019 à 14h16
La championne olympique, outrée par les menaces de ses dirigeants pour une question de sponsoring, revient sur Berlin 2018. La convention - relative à la réglementation des vêtements officiels et à la renonciation aux droits à l’image - qu’a tentée d’imposer, cette semaine, la Ligue Royale Belge d’Athlétisme aux sélectionnés pour les championnats d’Europe en salle de Glasgow, et la polémique qui s’en est suivie ont été "la goutte d’eau qui a fait déborder le vase". Car elles renvoyaient Nafi Thiam à un très mauvais souvenir s’inscrivant dans le cadre des championnats d’Europe de Berlin l’été dernier. Un incident aux conséquences sportives potentiellement désastreuses et qui a entraîné une grave rupture de confiance entre la championne et sa fédération. Ce vendredi, dans un hôtel de Liège, Nafi a choisi de s’en expliquer lors d’un témoignage édifiant.
Nafi, expliquez-nous ce qu’il s’est passé précisément à Berlin en août dernier ?
"À mon arrivée, j’ai essayé comme à chaque fois les vêtements que je venais de recevoir. Dans mon sac, il y avait deux tops neufs et comme j’ai de bonnes épaules, je tire toujours un peu dessus pour les détendre. L’un d’eux s’est malheureusement déchiré car la qualité, il faut le dire, n’était pas exceptionnelle. J’ai donc entamé la compétition avec un top de l’année précédente, que j’emmène toujours en cas de nécessité, gardant l’autre pour le lendemain."
C’était une tenue des Mondiaux de Londres…
"Oui, et le top ne comportait pas encore le logo du sponsor principal de la LRBA. Puis, après ma troisième épreuve, bien que j’ai croisé plusieurs fois les deux directeurs techniques (NdlR : en fait, Max De Vylder et Stéphanie Noël, les team-leaders) entretemps, c’est curieusement le kiné de l’équipe qui m’a dit : ‘Stéphanie voudrait que tu changes ton top parce que le logo du sponsor ne figure pas sur le tien’. Je ne sais pas à quel moment les responsables s’en sont rendu compte mais je ne comprenais pas qu’on ne m’ait rien dit avant. J’ai donc changé de top pour le 200m et j’ai fait ma course. Une fois à l’hôtel, mes managers, Kim et Helena, m’ont alors dit que la fédération voulait me retirer de la compétition (NdlR : son contrat d’athlète pro aurait aussi été remis en cause au cours d’une réunion à laquelle ont participé, outre De Vylder, les présidents de ligues, Thomas Lefebvre et Eddy De Vogelaer, ainsi que Ludwig Petroons, le directeur général de l’aile flamande de la fédération) ! Moi, j’étais déjà à bout de nerfs après une journée éprouvante et quand on m’a dit ça, en argumentant que le logo n’était pas assez visible pendant le 200m, je n’ai pas compris… Regardez la taille des tops féminins et celle des dossards !"
Personne ne vous a prévenu de faire attention à la visibilité du logo ?
"Non, et franchement ce n’est pas du tout ce à quoi moi, je pense à ce moment-là. Kim et Helena m’ont rassurée en me disant que pour quasiment toutes les autres filles c’était pareil. Évidemment, puisqu’on n’avait rien dit à personne ! Mais il n’y a qu’à moi qu’on l’a reproché. Il n’y a eu aucune discussion préalable, aucune communication, mais on m’a tout de suite accusée de l’avoir fait exprès avant de me menacer de me retirer de la compétition. Pour eux, c’était intentionnel. J’ai ressenti beaucoup d’incompréhension, alors que c’est un problème qui aurait pu être réglé très facilement : il suffisait de communiquer avant la compétition, comme ils l’ont d’ailleurs fait le lendemain via le groupe WhatsApp de la délégation. Ça fait huit ans que je représente la Belgique dans des compétitions internationales et je n’ai jamais eu aucun souci. Il me semble que s’il y a le moindre problème, ma fédération peut quand même venir me dire calmement les choses et ne pas m’accuser ou me menacer en plein milieu des championnats pour lesquels je travaille toute l’année."
Comment vous êtes-vous sentie ce soir-là ?
"Franchement, j’étais à bout. Je suis remontée dans ma chambre, j’ai fait mon bain de glace et j’ai commencé à pleurer, pleurer, pleurer. C’est Cynthia (Bolingo) qui, pendant trente à quarante-cinq minutes, m’a réconfortée et soutenue. (Nafi fond alors en larmes et doit s’interrompre) Outre Cynthia, d’autres filles m’ont soutenue, ma maman aussi par téléphone. J’ai eu la chance d’être bien entourée pendant ces championnats parce que cet épisode m’a complètement déstabilisée. Si j’avais été plus seule, cela aurait pu me coûter ma médaille d’or. C’était aussi choquant pour moi de constater que la fédération qui est censée me soutenir, m’accompagner, me défendre, en arrive à me déstabiliser et à me menacer en pleine compétition. Je ne sais pas qui est responsable de quoi dans cette histoire, mais j’ai eu l’impression que ma fédération était un adversaire en plus sur ma route, une difficulté supplémentaire à gérer."
Comment s’est passée la deuxième journée ?
"J’avais juste envie d’être toute seule. Je n’avais pas envie de discuter, je suis restée avec Roger, j’ai parlé avec les athlètes avec qui je m’entends bien et j’ai essayé de me concentrer sur ma compétition. Au final, je gagne quand même la médaille d’or."
On comprend mieux, du coup, les larmes sur le podium ?
"Oui, il y avait de tout dans ces larmes. Clairement, j’avais les nerfs en morceaux. ce fut une compétition très difficile, et le plus dur était peut-être tout ce qu’il y avait autour de la piste…"
"On me voyait comme un paquet de fric"
Nafi souligne que l’aspect commercial ne doit pas primer le bien-être des athlètes.
Pourquoi Nafi Thiam n’a-t-elle pas parlé de cet incident après sa victoire ?
"Je n’aime pas les conflits, je n’avais pas envie de me retrouver au milieu d’un scandale."
Que cette affaire va-t-elle changer pour vous ?
"La confiance avec la fédération est rompue. On est censé être une équipe ! Un athlète a besoin de se préparer sereinement et d’être concentré sur la compétition et cela n’a pas du tout été mon cas. Cela ne m’étonnerait pas d’apprendre que d’autres athlètes ont vécu des histoires similaires."
Ce manque de soutien envers l’athlète n°1 en Belgique est interpellant...
"Ce n’est même pas lié à mon statut. Cela devrait être pareil pour tous les athlètes. Une fédération doit travailler pour eux, pour les mettre dans les meilleures conditions possible. Aussi, lancer une convention une semaine avant une grande compétition, ça met les athlètes sous pression. Ce qui est bien, c’est qu’il y a beaucoup de sélectionnés pour Glasgow, dont des éléments d’expérience qui savent que ce n’était juste pas possible de signer ce contrat. Cela aurait pu passer sans que personne ne le sache.."
Sans cette actualité, auriez-vous parlé de Berlin ?
"Non. Enfin, peut-être, bien plus tard, parce que je pense que c’est inévitable. Il fallait que ça sorte un jour, d’autant que beaucoup d’athlètes sont au courant."
Craignez-vous la suite ?
"Oui, et c’est pour ça que je n’ai pas voulu en parler. Aucun athlète ne veut s’exposer, aller contre sa fédération. On se dit : ‘est-ce que vraiment cela va changer ?’, ‘qui va vérifier que les athlètes ne sont pas encore mis sous pression et que leurs droits sont respectés ?’"
Cet épisode ne vous a-t-il pas un peu dégoûtée ?
"C’est vrai que ça use ! Psychologiquement, c’est difficile. J’ai 24 ans, je suis en pleine forme, mais si ça doit continuer pendant des années dans ce climat... Le jour où j’arrêterai l’athlétisme, ce sera à cause d’histoires comme ça. On se met déjà beaucoup de pression; si on rajoute les pressions, les menaces, les intimidations, ça fait beaucoup. OK, les sponsors sont importants; OK la fédération doit vivre mais les athlètes aussi ! L’aspect commercial ne doit pas primer la performance et le bien-être des athlètes. Les sportifs ne doivent pas souffrir des règles commerciales mises en place. Or j’avais l’impression qu’aux yeux de ma fédération j’étais devenue un paquet de fric ! On voyait l’argent que je représentais, et il fallait l’exploiter au maximum. Et tant pis si, en chemin, mes objectifs sportifs n’étaient pas rencontrés !"
"Cette convention, c’est du chantage !"
La Namuroise souhaite "au moins un changement de mentalité" à la ligue.
Quelle a été votre réaction en entendant parler du fameux "code de conduite" de la fédération ?
"Je me suis dit : ça y est, ça recommence, on ne pourra jamais être tranquilles ! Dans ce document, toutes les lignes, ou presque, posent problème. Ce qui me choque le plus - et c’est difficile de choisir ! - c’est la cession du droit à l’image. C’est la seule façon ou presque pour un athlète de gagner sa vie, surtout en Belgique. Qu’on conditionne une sélection internationale à ce droit à l’image, qu’on vous force à le céder, cela s’appelle du chantage. Un athlète cède son image à qui il a envie. Et en ce qui concerne les sponsors personnels, le document manque vraiment de clarté et de précision."
C’est-à-dire ?
"Je porte souvent un jogging de mon équipementier car la tenue belge pour la compétition n’est pas fonctionnelle. Quand on reçoit un pull, c’est avec un col en V. Ce n’est pas un équipement de sport ! Déjà là, il y a un souci. En plus, on n’en reçoit pas en quantité suffisante. Enfin, quand je suis hors compétition, je ne vais pas me forcer à porter tel ou tel vêtement, à aller à tel endroit pour participer à une activité obligatoire. Chaque athlète a sa manière de se préparer et de se détendre. Il faut laisser une liberté de mouvement aux athlètes. Moi, je ne vois que des activités à but commercial derrière ce qu’on nous demande de faire. Et si je rate une cérémonie avec la LBFA ? J’aurai 20 000 euros d’amende alors que je touche zéro euro en devenant championne d’Europe ?"
Pour le président de la LBFA, les équipementiers pourraient facilement couvrir le montant des amendes qui ont été fixées en cas de non-respect des consignes ?
"Oui, et mon équipementier paie mes factures d’électricité aussi ! (sourire) Je ne sais pas où il a été chercher ça. Pourquoi mon équipementier paierait-il une amende émanant de la fédération belge ? Ce n’est pas du tout vrai."
Souhaitez-vous du changement, peut-être de personnes, à la tête de la fédération ?
"J’attends en tout cas déjà un changement de mentalité. Parce que l’important c’est que chaque athlète puisse se préparer sereinement et il y a beaucoup trop de pression actuellement, en plus du chantage. Si après toute cette histoire, les gens derrière cette convention ne changent pas de point de vue, il faudra bien faire quelque chose parce qu’on ne va pas du tout dans le bon sens au niveau du bien-être des athlètes et des performances. Apparemment, ce qui compte c’est l’argent. Est-ce à nous de nous mobiliser ? C’est difficile pour un athlète de s’opposer publiquement à la fédération dont il ou elle dépend. Moi-même je ne sais pas ce qui va se passer à l’avenir et ça me fait un peu peur. Va-t-on faire exprès de me mettre des bâtons dans les roues à cause de ça ? Je pense que s’ils le veulent, ils trouveront toujours un moyen de le faire…"
Pas le seul coup de pression de la "fédé"
Aux dires de la championne olympique, évoquant l’incident de Berlin, "ce n’est pas la première fois qu’il y a eu des pressions" de la part de sa fédération. Et Nafi Thiam illustre son affirmation par un exemple pour le moins frappant. "En mai 2016, l’année des Jeux, je voulais participer à un concours urbain de saut en hauteur à Namur, avec une bonne concurrence, pour faire le minimum pour Rio dans cette épreuve (NdlR : elle était déjà qualifiée pour l’heptathlon) - ce que j’ai fait - et j’ai subi des pressions pour participer aux championnats LBFA le jour d’avant", relate-t-elle. "Je suis donc allée jusqu’à Nivelles pour lancer le poids… la veille du jour où je voulais me qualifier pour les Jeux."
Et si elle ne s’était pas exécutée, quelles en auraient été les conséquences ? "On m’a dit que la compétition de hauteur à Namur n’allait pas être homologuée et que ce serait entièrement de ma faute si on n’envoyait pas d’arbitres sur place, une condition indispensable pour cette homologation, et si d’éventuelles qualifications olympiques n’étaient pas prises en compte."
Du chantage, encore…