Paul Schrader: "On a tout foutu en l’air. C’est notre cadeau aux générations futures..."
- Publié le 11-10-2018 à 12h52
- Mis à jour le 11-10-2018 à 15h18
Cinéma Le festival de Gand, qui se déroule jusqu'au 19 octobre prochain, est l’unique occasion de découvrir sur grand écran « First Reformed », le dernier opus du scénariste des plus grands films de Scorsese…
Entretien Hubert Heyrendt
A Venise
Ce vendredi 12 octobre(*), le Festival de Gand propose, dans sa section Global Cinema, de découvrir First Reformed, un grand film sur la spiritualité qui ne sortira sans doute malheureusement pas en salles chez nous. Le dernier film de Paul Schrader est pourtant passionnant, proposant une exploration très personnelle et très violente du manque de sens dans notre société, à travers le regard d'un prêtre perdant la foi campé par un génial Ethan Hawke. Partageant avec Martin Scorsese, pour qui il a écrit x Driver, Raging Bull ou encore La Dernière Tentation du Christ, un profond questionnement sur la foi et la rédemption, le cinéaste américain creuse ici le même sillon. Tout en appuyant là où cela fait le plus mal dans un Occident incapable de faire face à la réalité du changement climatique (cf. ci-dessous).
Ce film, qui était présenté en compétition officielle à la Mostra de Venise en 2017, Ethan Hawke explique que Schrader le porte en lui depuis très longtemps. « Pas le film en lui-même, mais la notion du film, nuançait à l'époque le cinéaste, dans un jardin ensoleille du Lido. Avant de devenir scénariste, j’avais écrit un livre, en tant que critique, sur la spiritualité au cinéma. Venant d'une éducation religieuse, c’est un sujet qui m’a toujours intéressé. Mais je ne pensais pas à faire un film sur la spiritualité; j’étais trop intéressé par l’empathie, l’action, les émotions, la sexualité. Et puis, il y a deux ans, j'ai dîné avec Pawel Pawlikowski (dont le festival de Gand présente Cold War en compétition, NdlR). On a parlé de son film Ida, très austère, en noir et blanc, en format 4/3. Et je l'ai quitté en me disant que j’allais bientôt avoir 70 ans, que c’était peut-être le moment pour moi d’écrire un film comme celui-là. C’est comme ça que ça a démarré… Même si le voyage a débuté quand j’étais un jeune homme, la création du film, elle, est assez récente… »
La marque de Robert Bresson
Pour First Reformed, Paul Schrader s’est inspiré des vieux maîtres et notamment du Français Robert Bresson, qui a toujours été l'une de ses principales sources d'inspiration. « J’ai fait beaucoup de films comme cela, comme Light Sleeper, décrivant des jeunes gens solitaires dérivant dans le monde. Tout cela vient de Pickpocket, qui m'avait fait une énorme impression à l’époque où j’étais critique. Je n’avais jamais pensé faire un film un jour; je voulais juste être critique. Mais en voyant Pickpocket, je me suis dit que je pouvais écrire un film comme celui-là. Le personnage est dans sa chambre, écrit son journal intime, sort pour commettre ses méfaits puis revient dans sa chambre… Je pouvais faire ça! Deux ans plus tard, j’écrivais Taxi Driver (sorti en 1976, NdlR). C’est comme ça que tout a commencé. »
Parmi les autres films auxquels se réfère Schrader dans First Reformed, on trouve aussi évidemment Les Communiants (1962) de Bergman, qui raconte aussi l'histoire d'un prêtre qui perd la foi, et Journal d'un curé de campagne, adaptation du roman de Bernanos par Bresson sortie en 1951. « Evidemment, confirme le cinéaste. Mais à l’époque, cela me semblait un peu trop ambitieux pour moi. Mais je mentirais si je n’ai pas souvent tourné autour de ce film. Le journal intime, la relation au clergyman mentor sont clairement dans ce film aussi. »
Mais l'influence de Bergman, Dreyer ou Bresson n'est pas que thématique, elle est aussi formelle, avec l'utilisation du format 4/3, le générique placé au début du film et une mise en scène très épurée. Notamment dans la superbe scène d'introduction, un long plan séquence sur une petite église, la première église réformée dans cette petite bourgade tranquille au nord de New York... « Avec ce format, vous voyez immédiatement qu'on est dans quelque chose de différent, explique le cinéaste. Et puis, face au rythme très lent, vous vous dites: 'Ah OK, c’est ce genre de film…' Concrètement, après les trois ou quatre premières minutes, si vous n’êtes pas allergique aux films lents, vous ne partirez plus. Si vous vous accrochez lors de cette ouverture, c'est que vous vous êtes engagé en quelque sorte. C’est comme aller à l’église. Personne ne quitte l’église parce qu’il s’ennuie. On sait en y allant qu’on va s’ennuyer; c’est pour ça qu’on y va… »
Une scène de lévitation, comme chez Tarkovski
First Reformed se permet aussi quelques clins d'oeil à Taxi Driver de Scorsese. « Quand on montait le film, le monteur m’a dit qu’il y avait pas mal de Taxi Driver dans ce film. Et je me suis rendu compte qu’il avait raison… Je ne l’avais pas prévu, même si je me souviens m'être parfois dit, sur le plateau, que tel plan ressemblait à Taxi Driver. Il y a en tout cas un hommage très conscient, quand Amanda regarde le verre d’Alka-Seltzer et que la caméra traverse l'eau gazeuse. Une idée que Scorsese avait d'ailleurs empruntée à Deux ou trois choses que je sais d’elle de Godard… »
Si First Reformed se veut très austère dans sa mise en scène, il s'offre, au milieu, une scène de lévitation très audacieuse, totalement inattendue et très fragile, à l’image du film lui-même, toujours en équilibre instable entre la pureté mystique et le ridicule. « Vous savez d’où cette scène vient… Là, je lève mon chapeau à Tarkovski, qui l'a fait dans Le miroir et Le sacrifice. Il adorait faire léviter deux personnages. Quand j’écrivais le scénario, je me disais que c’était tellement confiné, restreint, qu'à un moment, il me fallait une sorte de libération. J’ai pensé à Tarkovski. Qu’aurait-il fait? Une putain de lévitation! », rigole le vieux cinéphile new-yorkais.
En vieillissant, Schrader s’éloigne de plus en plus des codes hollywoodiens, ose se faire plus expérimental. C’était déjà le cas dans The Canyons en 2013 par exemple. « Je me sens plus libre, confirme le réalisateur, simplement parce qu’il n’y a plus vraiment d’enjeu. Il fut un temps où il y avait des règles, mais il n’y a plus de règles aujourd’hui. Vous pouvez faire un film au montage hyper rapide ou en une seule prise. Vous pouvez faire un film qui sera vu sur un écran de téléphone ou sur un écran à 360 degrés. On ne sait même plus ce qu'est exactement un film… C’est une sorte de libération mais c’est aussi très intimidant. Pourquoi les gens quitteraient-ils leur maison pour aller au cinéma? Aujourd’hui, ce n’est pas juste pour aller voir un film, il faut une raison. Pourquoi aller voir un drame conventionnel en salle? Je pense que ce film est fait pour le grand écran, pas pour un iPhone. Cela marchera sans doute aussi sur un grand écran de télé, mais ce n’est pas le genre de films où on zappe… A quoi bon regarder ce film si c'est pour zapper?
Un parfum de fin du monde
Dans son film, Paul Schrader pose la question du terrorisme écologique, de militants qui décident de franchir le cap de la violence au nom de la sauvegarde de l'humanité. Ce qui reflète l'état d'esprit désabusé du cinéaste de 72 ans. « Je crois que cette période des 150.000 dernières années sur Terre, qui fut celle de l’intelligence et de la conscience, sera terminée à la fin de ce siècle. Je crois qu’il n’y a plus de doute. La question, c’est seulement: comment cela va se passer. J’ai vécu dans un moment très privilégié de l’histoire de notre planète, dans un monde d’affluence, sans guerres… Et qu’avons-nous fait de tout cela? On a tout foutu en l’air. C’est notre grand cadeau aux générations futures, notre égoïsme. »
Si Schrader est si pessimiste, c'est aussi qu'il vit dans un pays présidé par Donald Trump, un climatosceptique autoproclamé. Même si, quand il a commencé à écrire son scénario, celui-ci n'avait pas encore été élu. "Le 9 novembre 2016, quand le résultat de l’élection est tombé, j’étais atterré. Car nous, à New York, on connaît parfaitement cet homme depuis 40 ans. Et on savait ce qu’il allait se passer, il n'y avait pas de mystère. Mais cela n’a pas changé le scénario du film. Les seuls changements, c’est qu’il y a un peu plus de références au djihadisme. Dans le choix de ces citations de la Bible, j’ai été plus vers L’Apocalypse. Les Chrétiens le savent, rien de bon ne peut advenir quand on se met à citer les Révélations…", rigole Paul Schrader.
Pour camper son curé qui se détourne progressivement de la parole divine, Schrader a fait appel à l'excellent Ethan Hawke. Le choix s'imposait pour le cinéaste. « C’est un personnage hanté. C’est quelque chose de très difficile à jouer. On est hanté ou on ne l’est pas. Brendan Gleeson ne l’est pas par exemple. Pour jouer dans Calvary, il a dû travailler énormément. Alors que Montgomery Clift n’avait au contraire pas besoin de travailler du tout, il était hanté (il joue un prêtre dans La Loi du silence d'Hitchcock en 1953, NdlR). Ethan a aussi cela. On peut juste lire à l’intérieur, il est hanté. Et puis aujourd'hui, son côté adolescent a disparu. Et je l'ai aussi choisi parce qu'il est très intello. Vous vous adressez à lui à un autre niveau qu’avec un autre acteur, car vous parlez à un collègue artiste, qui a écrit des livres, des scénarios, qui réalise… Il sait exactement ce que vous recherchez, de quoi on parle. »
« First Reformed », film austère et apocalyptique
First Reformed met en scène un pasteur (campé par un Ethan Hawke habité), hanté par le doute suite à la mort de son fils et qui se pose de plus en plus une de questions sur le fonctionnement de son église réformée, située dans une petite ville de l’Etat de New York. Ses doutes sont encore renforcés après le suicide d’un jeune activiste écologiste, venu lui demander conseil quelques jours auparavant. Le prêtre ne supporte pas en effet l’idée que l’enfant que porte sa veuve (la délicate Amanda Seyfried) naisse dans un monde condamné à la destruction.
Pour son 20e long métrage depuis Blue Collard en 1978, l'Américain Paul Schrader interroge la responsabilité d’une humanité qui court à sa perte en connaissance de cause. Truffé de références bibliques, le film pose la question d’un point de vue religieux. Celui de ce curé de campagne torturé. Un homme de paix qui en vient à se demander si ce jeune homme à qui il n’a pas su redonner l’espoir (pour ne pas dire l’Espérance) n’avait pas raison d'envisager l'action violente. Dieu pardonnera-t-il à l’homme la destruction de sa Création? Faut-il passer à l’acte pour empêcher celle-ci?
Débutant de façon très sobre, First Reformed devient de plus en plus perturbant, à mesure où l’on pénètre dans la tête de ce prêtre qui ressemble de plus en plus à un djihadiste, dans la mesure où il défend une cause qu’il croit juste (celle de l’écologie face à l’Apocalypse) en se nourrissant de la parole divine…
Pour nous faire vivre les tourments intérieurs du personnage, Schrader, très influencé par Dreyer, Bergman et Bresson, opte pour une mise en scène austère — malgré une forme de baroque propre à son cinéma— et un format 4/3, qui confèrent à First Reformed un sens du tragique et un vrai souffle de spirituel. De quoi en faire l'un des grands films récents sur notre époque, même s’il fut injustement oublié du palmarès de la Mostra de Venise en 2017 et qu'il restera inédit en Belgique...
(*) Le film est projeté à Gandce vendredi 12/10 à 22h30 au Studio Skoop, le lundi 15/10 à 17h30 au Kinepolis et le vendredi 19/10 à 20h au Sphinx.