Que faire de ces 35 000 tonnes d'armes chimiques au large de Knokke ? "Cela devient urgent"
- Publié le 25-09-2018 à 06h33
- Mis à jour le 25-09-2018 à 09h03
Au large de Zeebrugge, une "décharge marine" recèle 35 000 tonnes de munitions de 14-18. Qu’en faire, alors que des projets de développement sont désormais prévus dans la zone ? La Première Guerre mondiale s’est terminée il y a juste un siècle. Mais les traces du conflit sont encore bien présentes, y compris au fond des mers. En particulier, la mer du Nord, comme en témoigne le documentaire Menaces en mers du Nord, qui sera diffusé sur la RTBF ce 27 septembre à 22 h 15 dans le cadre de l’émission Doc Shot.
Dans la mer du Nord et la Baltique, les fonds marins recèlent près de trois milliards de tonnes d’armes conventionnelles (munitions, armes…) et chimiques, héritages des deux guerres mondiales. La plupart d’entre elles, montre le documentaire, ont été déversées par les Alliés, car il fallait se débarrasser de ces armes bien encombrantes, et l’immersion représentait à l’époque la solution la moins dangereuse, peut-être aussi la moins visible.
Un siècle plus tard, à certains endroits, les barils en acier qui contiennent ces armes chimiques rouillent. Elles ne risquent pas d’exploser mais commencent à fuiter et à déverser leur poison en mer. Ainsi, en mer Baltique, des pêcheurs sont régulièrement confrontés à ces déchets toxiques et peuvent souffrir de blessures, comme de graves brûlures aux mains.
La plupart des pays côtiers européens sont concernés par la problématique de ces dépôts marins d'armes. Dont la Belgique. Au large de Knokke, elle possède même l’un des sites les mieux documentés d’Europe : il est enfoui à un kilomètre du port de Zeebruges et de la plage de Knokke et seulement deux mètres sous la surface. Sur ce banc de sable du Paardenmarkt, se trouvent - c’est l’estimation - 35 000 tonnes d’armes, pour la plupart chimiques.
Le site existe depuis 1919, et accueille les munitions allemandes trouvées sur le territoire belge, après le conflit. "Il y avait des accidents, des explosions, donc il fallait se débarrasser de ces armes très dangereuses", raconte la géologue marine Tine Missiaen (Vliz, Vlaams instituut voor de zee). "Ils ont choisi de les déverser très près du rivage, afin qu’il puissent utiliser de petits bateaux, ils n’auraient pas pu aller très loin, car il était très dangereux de transporter des munitions chimiques, sur une longue distance."
Quel est à présent leur état ? On l’ignore- "les fuselages sont peut-être encore intacts ou déjà corrodés", indique Tine Missiaen - car il est très difficile d’explorer le site, recouvert de plusieurs mètres de sable. Mais le monitoring actuel indique qu’il n’y a pas de fuites. Jusqu’ici, et depuis sa redécouverte dans les années 70, il a été décidé de laisser le dépôt en l’état. Cependant, à terme, il faudra trouver une solution. D’autant que les projets de développement pour cette zone se multiplient.
Secret défense en France
Si l’on ignore l’état des munitions, on sait au moins où se trouve le site. En France, comme le montre le documentaire, les dossiers relatifs aux sites marins de dépôts de munitions relèvent du secret Défense… Notre voisin est pourtant l’un des pays les plus concernés, avec l’Allemagne.
Et désormais les scientifiques s’inquiètent aussi de l’impact des possibles fuites de ces armes sur les poissons, et sur la chaîne alimentaire. Des chercheurs ont analysé le site de déversement de Bornholm ainsi que les moules bleues pêchées dans la Baltique et consommées dans toute l’Europe. "Si vous exposez ces moules à ces composés de l’arsenic, elles les métabolisent, proportionnellement à leur degré d’exposition, et même au degré le plus faible , il y a des effets", dit le chimiste Matthias Brenner dans le documentaire.
"On peut débattre des limites autorisées, sans effets sur le consommateur. Mais pour moi, il n’y a qu’une question : acceptons-nous qu’il y ait des traces de munitions faites pour tuer les humains dans notre alimentation ?" Pour Patrick Roose, de l’Institut des sciences naturelles, en termes de risques humains et animaux, tout dépendra de la vitesse à laquelle les munitions vont fuiter. Une munition ne produira pas d’effet global, si toutes fuitent en même temps, c’est une autre histoire...
"L’état de ces munitions ? Personne ne sait"
Le biologiste Jan Seys est le porte-parole de l’Institut flamand de la mer (Vliz), qui a mené plusieurs études sur le site Paardenmarkt.
Quelle est la situation actuelle sur le Paardenmarkt et que peut-on dire de l’état des munitions ?
Personne ne le sait ! Parce qu’évidemment, c’est un défi, et c’est très dangereux d’aller creuser là. On parle de quelque 30 000 tonnes de munitions de la Première Guerre mondiale. On ne l’a pas mesuré en tant que tel, mais on l’a estimé. On s’est basé sur le nombre de bateaux dédiés, qui, chaque jour, après la guerre, ont quitté le port de Zeebruges et ont jeté leur chargement là. On sait combien de temps cela a duré et en fonction de la taille des bateaux, on peut estimer la quantité.
On sait aussi, depuis quelques années, en regardant les archives, qu’il s’agit principalement d’armes chimiques. C’est logique, car on ne pouvait pas les faire exploser sur terre, comme pour les armes conventionnelles. Le vent peut emporter des produits toxiques. Ces munitions sont dotées d’une couverture métallique mais nous ne savons pas à quel stade en est le processus d’oxydation (NdlR : phénomène de corrosion dû à l’oxygène présent dans l’air ou dans l’eau) et en plus, c’est couvert de sable. C’est par hasard que, voici 30 ans, on a découvert le site, lorsque l’on a étendu le port. C’était une aire de sédimentation.
Les munitions sont recouvertes de trois ou quatre mètres de sable et c’est une bonne chose, sinon on aurait pu facilement voir ces trucs sortir des sédiments et même commencer à flotter. C’est en quelque sorte "scellé".
C’est pour cela qu’on les laisse en l’état…
Ce que l’on a dit jusqu’à présent, c’est : gardons cela comme ça, on le surveille (le monitoring est réalisé par le Mumm), et si l’on ne voit rien de bizarre - des concentrations d’arsenic ou d’autres choses - on laisse ça comme ça. Cela a été la politique ces dernières décennies. Il n’y a pas de problèmes, donc on laisse comme cela.
Une bonne idée, à votre avis ?
Bonne question. J’ai été impliqué dans le projet, il y a quelques années, qui avec différentes institutions scientifiques cherchait à savoir ce qui était le mieux à faire : laisser, tout enlever et faire en sorte d’être sûr que tous ces produits toxiques sont en dehors de la mer et des solutions entre deux : mieux le couvrir par exemple, créer une île au-dessus… Mais la conclusion était qu’aujourd’hui, en prenant en compte le coût, la sécurité, la faisabilité, cette solution-là était la meilleure, donc oui, je pense que c’est une bonne idée.
Il n’y a pas de raisons de paniquer. En plus, sur toute cette zone, sur les cartes, on ne peut pas ancrer, pêcher… Il n’y a pas d’activité autorisée sur les fonds là.
Que faire de ces munitions, à terme ?
Le monitoring n’a rien enregistré (d’irrégulier), donc c’est une bonne politique à ce stade. Mais les choses pourraient peut-être changer. Pourquoi ? Parce qu’il y a la problématique de la hausse du niveau de la mer, et il y a toute cette discussion actuelle avec le bourgmestre de Knokke (NdlR : au sujet d’une île artificielle pour protéger la Côte de la montée des eaux).
Bien sûr, rien n’est décidé encore, mais ce que l’on dit, c’est que peut-être - gros point d’interrogation - il y a un moyen de résoudre plusieurs problèmes en une fois. Car si vous construisez une île ou autre chose, par exemple une île au-dessus du Paardenmarkt pour le couvrir, vous avez l’opportunité de couvrir tout ce qu’il y a là. D’accord, cela coûterait beaucoup d’argent, mais via un seul gros projet, cela pourrait être faisable.
Avec une telle île, les munitions ne pourraient pas s’échapper, ce serait scellé pour des siècles. Des études sont envisagées pour au moins étudier la possibilité. Mais la situation actuelle ne peut pas être maintenue éternellement. On va devoir faire quelque chose un jour.
"Il faut les étudier plus en profondeur"
C’est l’Unité de gestion du modèle mathématique de la mer du Nord, dépendant de l’Institut royal des sciences naturelles, qui est chargé du monitoring du Paardenmarkt, en collaboration avec la Défense et le SPF Environnement. Chaque année, des échantillons des fonds marins sont prélevés sur place, par des plongeurs de la Défense, avec l’aide du bateau Belgica qui s’approche le plus près possible. "Ces échantillons sont analysés pour voir s’il n’y a pas de traces des composants des munitions dans le sédiment, détaille Patrick Roose, directeur opérationnel à l’Institut des sciences naturelles . Jusqu’à présent, on n’en a pas trouvé de traces. On n’a pas constaté qu’il y avait des fuites, mais tout cela mérite d’être mieux étudié. On a proposé un projet à financer (au FNRS flamand) en ce sens, avec le Vliz."
La demande est introduite, mais il n’y a pas encore d’accord. Une idée est de mener des analyses plus en profondeur, avec une méthode qui recherche des traces de composants encore plus faibles. "On aurait une sorte ‘d’early warning’, quand il y aurait des fuites. Cela me semble nécessaire." Car à un moment donné, il y aura une corrosion des munitions, mais impossible de dire quand : années, décennies, siècles… "On n’a que des idées pour les munitions qui sont sur le fond, pas dans le fond, et pas de cet âge…" Patrick Roose veut aussi savoir quel est l’état des munitions, et essayer d’approcher une munition et la voir. "Cela devient urgent. Il y a plusieurs plans pour développer cette zone. J’ai toujours supporté l’idée de ne pas toucher, car on ne connaît pas les conditions, et que tout indiquait qu’il n’y avait pas de fuites. Mais comme il y a beaucoup d’ambitions pour cette zone - l’ouvrir aux navires côtiers, l’île artificielle, le port - cela va peut-être augmenter les risques, donc il faut mieux étudier le site pour permettre une approche basée sur la connaissance."