Jean-Pierre Marielle, l'acteur à qui l'on avait dit "Vous n'en serez pas capable, faites donc du théâtre"
- Publié le 24-04-2019 à 22h23
- Mis à jour le 25-04-2019 à 10h07
Le comédien Jean-Pierre Marielle, inoubliable interprète de Monsieur de Sainte-Colombe dans "Tous les matins du monde" (1991) et grande figure du cinéma et du théâtre français, est décédé mercredi à l'âge de 87 ans. En 2003, il accordait un entretien à La Libre pour évoquer sa carrière, de Dijon à Namur, en passant par Pont-Aven.
"Je fais le tapin depuis 9 heures du matin, je suis fatigué, je vais me coucher ". La scène se passe en mai 2003 au festival de Cannes. Sur un bout de plage aménagée en salons d'interviews, toute l'équipe de "La petite Lili" - Claude Miller, Ludivine Sagnier, Bernard Giraudeau... - rencontre la presse qui vient de découvrir son film projeté en compétition. Depuis dix minutes, Jean-Pierre Marielle use question sur question, l'air hébété, épuisé avant de finalement jeter l'éponge pour une sieste réparatrice en prévision de la montée des 26 marches.
Quatre mois plus tard, invité à lancer le festival de Namur, arborant un veston de gentleman-farmer, respirant la forme, ce n'est plus le même homme qui se marre au récit de l'anecdote. "Je vous ai dit cela, le tapin? Ah ah ah!- ah! le rire de Marielle - Si quelque chose a changé dans ce métier, ce sont les médias. Moi, je ne me suis pas habitué. Il n'y a pas si longtemps, je ne savais pas ce que cela voulait dire, une promo... "
Dans cette adaptation libre de "La mouette" de Tchekhov, Jean-Pierre Marielle n'est pas exceptionnel, il est indispensable. On s'en aperçoit lorsqu'il disparaît de l'écran, le film ne vibre plus. Ses partenaires sont excellents, le scénario palpitant, mais son interprétation - beaucoup le voyaient repartir avec le prix - résonnait plus que les autres. "Peut-être parce qu'il regarde cela comme une sorte de comédie qui se joue autour de lui alors qu'il n'y participe pas vraiment. C'est cela qui est intéressant dans ce personnage. Il est spectateur du film. "
Une position où il se reconnaîtrait par rapport à toute cette agitation autour des acteurs, à Cannes ou ailleurs. "J'ai toujours beaucoup aimé regarder les gens, les écouter. Cela fait partie du métier. Je peux rester deux heures à une terrasse à regarder passer les gens. Je peux aussi regarder un mur pendant une demi-heure. Je vais beaucoup dans les musées, je m'assieds, je regarde un tableau. Et puis une sonnerie vient m'extraire de ma rêverie. Les autres tableaux, je ne les verrai pas, ou une autre fois. Le personnage est peu comme cela aussi, c'est la toute petite chose que nous avons en commun."
"Faites donc du théâtre"
Ce que son personnage regarde avec ce détachement de l'âge, c'est l'affrontement violent qui se déroule sous ses yeux entre un réalisateur installé et le fils de sa compagne, aspirant cinéaste, le choc du conventionnel et de la modernité, du commercial et de l'avant- garde.
Quel était le camp de Marielle quand il rêvait d'être acteur au lycée à Dijon? "Je ne pensais pas. J'ai commencé le théâtre au lycée avec mon prof de Lettres, M.Jacques. Une année, on a monté "L'Ours" de Tchekhov, puis "La demande en mariage". A la fin de mes études, je lui ai dit que j'aimerais faire des études de lettres, il m'a répondu: "Vous n'en serez pas capable, faites donc du théâtre".
La question des anciens et des modernes va toutefois se poser rapidement. A l'issue du conservatoire, où Marielle apprend son métier avec Jean Rochefort, Claude Rich, Bruno Cremer, Françoise Fabian, Annie Girardot; son grand copain de promotion, Jean-Paul Belmondo, devient l'acteur symbole de la Nouvelle vague. Mais Godard, Truffaut ou Chabrol vont le nier. Comment a-t-il vécu cela? "Mais très bien. J'avais certes reçu une formation conventionnelle mais je jouais Ionesco et Audiberti dans les théâtres d'avant-garde de la Rive gauche. Rochefort et moi, nous étions à la compagnie Grenier-Hussenot. On y a monté des choses formidables, comme "Les exercices de style" de Queneau. Puis, nous avons eu la responsabilité du théâtre Antoine. On formait une sorte de troupe avec Claude Régy, Delphine Seyrig, Michel Bouquet. On avait une activité de théâtre passionnante. On était très heureux, on faisait notre métier dans des conditions formidables et on ne jalousait pas Belmondo. On se voyait d'ailleurs beaucoup, et c'est lui qui nous disait: "Qu'est- ce que vous avez comme chance!". Et c'est vrai, c'est nous qui avons joué pour la première fois Pinter, Sanders, Stoppard, le jeune théâtre anglais."
Dans ces années 60, le nom de Jean-Pierre Marielle n'est pas absent des génériques, mais pas en tête d'affiche et dans des films oubliables, d'ailleurs oubliés. Que représentait pour lui le cinéma à cette époque? " De l'argent qui rentre. Et puis, je faisais beaucoup de télé aussi. Qu'est-ce que j'ai tourné comme dramatiques avec Michel Piccoli! Des rôles très importants. Pour moi, le théâtre, la télévision, le cinéma, c'est pareil. Mais j'ai eu un problème au cinéma: j'étais la vedette du premier film d'un grand metteur en scène de télé, Stellio Lorenzi. Cela s'appelait "Climats" avec Marina Vlady, Emmanuelle Riva, et ce fut un bide effroyable. Cela m'a rayé du jour au lendemain du cinéma. C'est drôle, ces grands réalisateurs de télé comme Bluwal, Prat, Lorenzi; ils n'ont jamais réussi à faire un film qui marche. Le bide fut tel que chaque fois qu'on avançait mon nom dans une distribution, c'était: "Ah, Marielle, pas question!".
"Cet emploi de rouleur de mécaniques m'a amusé un moment"
L'échec, voilà la face cachée de la gloire dans la vie d'acteur. "L'échec, au début de la carrière, c'est dur, mais c'est bien, on change de métier. Le plus rude, c'est quand ça part et que cela s'arrête. Vous écrivez un premier livre, on vous porte aux nues et puis plus rien. Je viens de lire le dernier roman de Marie Darrieussecq, une connerie, alors que le premier, "La truie", qu'est-ce que c'était bien... Il y a des acteurs comme cela, ils font un succès et c'est fini. Mais je ne me fais pas de soucis pour la petite Ludivine Sagnier, je l'ai vue au théâtre, c'est une vraie comédienne."
Mais le succès a aussi ses revers. Ainsi, sa voix profonde, sa stature impressionnante, son tempérament explosif, son jeu sachant manier l'excès lui font crever l'écran dans des rôles hauts en couleur, limite vulgaire parfois. "C'est la faute à de Broca (rires). Je jouais ce type calamiteux dans "Le diable par la queue". C'était un beau rôle de composition et ce fut un gros succès, mais je me suis retrouvé enfermé dans cet emploi de bellâtre, de rouleur de mécaniques. Cela m'a amusé un moment, et après, j'en avais vraiment maaaarre. Vous imaginez, écrire tous les jours le même article..."
Ceci dit, même dans cet emploi et ses variantes, Marielle va se rendre inoubliable, à l'image de son numéro de vendeur de parapluies dans "Les galettes de Pont-Aven". Et puis, son personnage va se charger d'une étrangeté saisissante, comme dans "Coup de torchon" de Tavernier. De là à lui confier le rôle du Sieur de Sainte Colombe, joueur de viole de gambe dans "Tous les matins du monde", il fallait toute l'imagination d'Alain Corneau. " J'ai été surpris qu'il me le propose. Cela a été très important pour moi, un succès mondial. C'est le film qui a tout changé. Tout d'un coup, on m'a remarqué. Les amuseurs, on les enferme et ce film a ouvert les portes qui étaient restées fermées."
Depuis, Marielle a fait l'admiration générale, il a manié le risque avec talent, en tailleur Chanel dans "Les Grands Ducs", ou en "reine des... Belges" dans "Le parfum d'Yvonne", de Leconte, qui, comme Miller, lui va très bien.
Comme ses amis Noiret et Rochefort, il a très bien vieilli au cinéma - on ne peut malheureusement en dire autant de son pote Belmondo - " C'est peut-être parce qu'on a démarré assez tard", avance-t-il comme explication...