Qui veut encore vivre en Ukraine?
- Publié le 24-08-2017 à 11h52
- Mis à jour le 24-08-2017 à 12h49
Depuis son indépendance, le pays voit partir ses forces vives. "Je veux partir." Dès l’introduction de son article "Ne pas renoncer à l’amour", Ioulia Mostova se veut provocatrice. Partir, quitter l’Ukraine pour fuir sa corruption, ses problèmes, ses mauvaises infrastructures, et se bâtir une nouvelle vie ailleurs. Le pays fête, ce 24 août, les 26 ans de son indépendance de l’URSS. Mais la question du départ taraude, voire hante, l’auteure. Et, avec elle, des millions d’Ukrainiens.
Le vif débat lancé par son article, amplifié par des milliers de partages et commentaires sur les réseaux sociaux, témoigne d’une interrogation existentielle, voire d’un profond malaise. Dans un pays en mutation depuis la révolution de la dignité de l’hiver 2013-2014, et dans un contexte de guerre d’attrition à l’Est, Ioulia Mostova a réussi sa provocation.
Provocatrice, l’auteure l’est en pleine conscience. Car elle n’est pas partie. Après avoir exposé plusieurs raisons de se donner une chance à l’étranger, elle s’applique à défendre son pays, ses beautés, ses ressources, son potentiel et ses habitants. Leur détermination à se transformer, leur résistance face à l’adversité, leurs accomplissements. Ioulia Mostova veut y croire, et se donner la possibilité de rester auprès de sa famille.
Saignée démographique
L’appel est émotionnel, alors que l’Ukraine reste un pays d’émigration massive. De 52 millions d’habitants à l’indépendance en 1991, la population est tombée à moins de 46 millions (ce chiffre inclut les populations disputées de Crimée et du Donbass séparatiste). Combinée à une faible natalité et une forte mortalité, l’émigration explique cette véritable saignée démographique. La dernière statistique officielle de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) couvre la période 2014-15 : ils étaient alors plus de 700 000 Ukrainiens à avoir émigré pour des raisons professionnelles, pour une durée plus ou moins courte.
Pour beaucoup, c’est là la preuve d’un Etat dysfonctionnel, corrompu et appauvri, qui ne parvient pas à offrir des opportunités à ses citoyens. "On peut toujours discuter des illusions ou des désillusions des Ukrainiens. Mais il faut comprendre que l’émigration est justifiée avant tout par des raisons pratiques et économiques", commente Anastasia Vynnychenko, experte en migrations au sein de l’OIM, à Kiev. "Ce n’est pas tant lié à la situation du pays d’origine, mais surtout aux opportunités offertes ailleurs." La Pologne accueillerait aujourd’hui plus d’un million de travailleurs ukrainiens, attirés par une forte demande de main-d’œuvre et des revenus plus élevés que les 200 euros du salaire moyen ukrainien.
A un certain degré, le phénomène est vu comme une manière de juguler un marché du travail moribond. Il suscite néanmoins l’inquiétude dans certains secteurs. Ingénieurs, spécialistes de l’administration publique ou même des maçons font cruellement défaut sur le marché du travail. Pour l’heure, aucune mesure concrète n’a été adoptée par le gouvernement pour inciter les migrants à revenir faire fructifier leur expérience dans leur pays natal, ni pour retenir les talents.
"A chaque fois que je passe la frontière, je me pose les mêmes questions", confie la jeune militante civique Iryna Ozymok. "Est-ce que je ne pourrais pas faire mieux, pour moi-même, pour mes parents, pour mes enfants, pour l’Ukraine, si j’étais installée à l’étranger ?" Elle aussi a choisi de rester, en comprenant que "les petits changements accomplis avec de petits revenus donnent des résultats sérieux !" Néanmoins, elle ne s’empêche pas de penser à l’émigration "quand il s’agira de choisir une école pour les enfants…"
"Il ne faut pas voir la question de manière dramatique, comme si on abandonnait son pays", relativise Lioubomir Foutorskiy, agent d’assurance à Lviv, dans l’ouest du pays. "La mobilité du travail a atteint un niveau tel aujourd’hui que chacun va là où les opportunités l’emmènent. Si les migrants reviennent, c’est très bien. S’ils ne reviennent pas, il y aura toujours suffisamment d’Ukrainiens pour construire le pays."
Un cessez-le-feu pour permettre aux enfants de rentrer à l’école
La situation reste dans l’impasse dans l’est de l’Ukraine.
Ce n’est ni le premier ni probablement le dernier. Un nouveau cessez-le-feu est censé mettre fin aux combats dans l’est de l’Ukraine dès la rentrée scolaire. L’Allemande Angela Merkel, le Français Emmanuel Macron, le Russe Vladimir Poutine et l’Ukrainien Petro Porochenko, qui se sont entretenus au téléphone mardi soir, ont, selon le Kremlin, "dit leur espoir que cette trêve amènera à une amélioration constante de la situation en termes de sécurité pour les écoliers et tous les civils du Donbass".
Depuis le dernier cessez-le-feu, décrété le 24 juin, les flambées de violence, dont s’accusent les deux camps en présence, ne se sont guère éteintes. Une trentaine de soldats ukrainiens ont perdu la vie lors d’affrontements avec les rebelles prorusses, soutenus financièrement et militairement, selon Kiev et les Occidentaux, par Moscou.
Les accords de Minsk, conclus pour offrir une perspective d’avenir à la région, n’ont jusqu’ici rien résolu - ou si peu - de ce conflit qui a fait plus de 10 000 morts en trois ans et demi. Leur volet politique est resté lettre morte, les belligérants se rejetant mutuellement la responsabilité de cet échec.
Sortir de l’impasse
Toute la difficulté est aujourd’hui de sortir de l’impasse dans laquelle se trouvent les parties. "La situation actuelle, le statu quo, n’est bonne pour personne", a déclaré mardi le tout nouvel envoyé spécial de Washington dans la région, Kurt Volker, dont la tournée européenne semble destinée à faire entrer les Etats-Unis dans le processus diplomatique.
Au mois de juillet, les autorités séparatistes avaient lancé un ballon d’essai en annonçant vouloir créer un Etat destiné à remplacer l’Ukraine, qui aurait eu sa capitale dans les régions sous leur contrôle. Ce nouveau pays, tel que le voyaient les rebelles prorusses, aurait été formé à la suite d’un référendum organisé dans toute l’Ukraine et baptisé "Malorossia" (Petite Russie) - un terme qui désignait à l’époque tsariste des territoires correspondant en gros à l’Ukraine moderne.
Sur Twitter, le ministre ukrainien des Affaires étrangères Pavlo Klimkine avait tourné en dérision ce "spectacle de foire […] des marionnettes du Kremlin". "Ce concept n’a été pris au sérieux ni en Ukraine ni en Russie", rappelle Mikhail Suslov, professeur d’histoire et de politique russes à l’université de Copenhague. "Les gens en ont surtout ri. Ils ont pointé la simple incapacité légale et financière de mettre cela en place. Ni la Russie ni les séparatistes n’ont les ressources pour établir ce nouvel Etat." L’idée vient d’ailleurs d’être abandonnée.
Mais le simple fait qu’elle ait été mise sur la table est significatif. "Cela n’a pas de caractère politique pratique mais, en tant que concept idéologique, cela représente un signal important à Petro Porochenko", estime M. Suslov. Pour lui, "Malorossia" a été "inspirée par le Kremlin", qui "essaie de trouver le moyen de sortir de l’impasse dans laquelle il se trouve bel et bien en Ukraine".Sabine Verhest