Amis, potes, camarades... Que signifie l'amitié dans notre époque contemporaine?
- Publié le 21-10-2017 à 17h10
- Mis à jour le 21-10-2017 à 17h13
En grec ancien, l’amitié se traduit par ‘philia’. Mais que veut dire ce concept? A quoi et à qui renvoie-t-il? En quoi se différencie-t-il de l’amour passionnel? Et in fine , que signifie l’amitié pour nous dans notre époque contemporaine? ‘QUID’ est allé rencontrer ses amis.
Elle prend vie dans le quotidien, accompagne les années, en révèle le sel, réveille les nostalgies et ouvre les perspectives. Mais, en définitive, qu’est-ce vraiment que l’amitié? A quoi sert-elle? Et qu’offre-t-on aux amis, ces compagnons ballottés par les soubresauts de l’existence, coincés qu’ils sont entre les relations amoureuses et familiales?
D’ailleurs, a-t-on vraiment des amis?
Pour bien discerner ce qu’est l’amitié, il faut revenir à Aristote, explique Nathalie Frogneux. " C’est lui qui en a donné la définition la plus stable. "
Un roc indispensable
La philia, pour Aristote, c’est l’amour d’amitié partagé entre humains, précise en substance la professeure de philosophie de l’UCL. Dans l’amitié, on découvre donc une forme de bienveillance réciproque. Et ces deux termes sont importants. " Dans la construction d’une identité, la bienveillance que l’on reçoit de la part de quelqu’un et que l’on peut rendre est essentielle. Elle permet le sentiment de justice et la reconnaissance de ce que nous sommes qui sont indispensables pour forger un individu. "
Cette bienveillance réciproque est notamment ce qui différencie l’amitié, relation librement choisie, des relations familiales imposées par les faits. "On ne choisit pas sa famille", prétend le dicton, " et il n’est donc pas certain qu’il y ait toujours de la bienveillance qui circule dans les familles ", souligne Nathalie Frogneux.
L’amitié est donc essentielle à la construction d’un individu. D’autant plus que sans amis, " on ne peut pas être pleinement heureux. Pour jouir des biens de l’existence, il faut avoir des amis", écrivait Aristote. Seuls, devant un magnifique paysage par exemple, on éprouve un sentiment de trop peu. On voudrait tant avoir un ami pour qu’il se félicite de la même chose que nous. Le fait de pouvoir se réjouir de l’existence est décuplé par la présence d’un compagnon qui se réjouit avec nous parce qu’il voit qu’on est heureux. Ce partage est essentiel et est au cœur de l’amitié. "
On n’a rarement plus de quatre amis
L’intimité et le partage étant aux fondements de l’amitié, celle-ci ne peut se construire en un jour. " L’amitié se construit dans le temps ", poursuit Nathalie Frogneux. "Pour Aristote, l’amitié est donc surtout quelque chose que l’on contracte dans sa jeunesse, au moment où l’on construit son identité. Les vrais amis sont ceux avec lesquels on traverse l’existence. "
" On ne se crée point de vieux camarades ", regrettait Saint-Exupéry dans "Terre des hommes", alors qu’il voyait la guerre engloutir ses proches. "Rien ne vaut le trésor de tant de souvenirs communs, de tant de brouilles, de réconciliations, de mouvements du cœur. On ne reconstruit pas ces amitiés-là. Il est vain, si l’on plante un chêne, d’espérer s’abriter bientôt sous son feuillage. "
" Oui, la durée est un critère essentiel de l’amitié ", insiste Nathalie Frogneux. " Un ami, c’est quelqu’un avec qui on passe du temps. Un ami, c’est celui avec qui on peut traverser des crises, des difficultés, et qui demeure bienveillant. Il y a d’ailleurs différents degrés dans l’amitié, et c’est le temps qui permet de discerner les amitiés plus profondes et celles qui sont davantage superficielles. Aristote dit que nous avons trois ou quatre vrais amis au cours de notre existence, tant l’amitié, pour croître impose que l’on puisse partager beaucoup de moments et d’intimité. "
Pas d’engagements, mais de la confiance
Se bonifiant avec le temps, l’amitié ne s’appuie pas sur un engagement ou une déclaration. " Il n’y a pas de ‘Je t’aime’ fondateur, il n’y a pas non plus d’engagement, parce qu’il n’y a pas de promesse initiale. C’est parce qu’on se rend compte que l’on est toujours en bonne compagnie avec telle personne, que l’on se dit ‘Lui, c’est vraiment un grand ami’. L’amitié impose cependant la confiance. Dans l’amitié, il y a en effet un langage quotidien de dévoilement de soi et de compréhension de l’autre qui ne peut être trompé. "
" Quotidienne, l’amitié est également en ce sens beaucoup moins spectaculaire que l’amour passionnel ", note encore Nathalie Frogneux.
D’une tout autre logique que l’amour
Mais c’est aussi en lui-même que l’amour philia se différencie de l’amour eros défini par Platon. Pour ce dernier, l’ eros se comprend plutôt comme la volonté de posséder un objet qui nous manque. " Nous sommes donc dans une autre logique ", fait comprendre Nathalie Frogneux. " Le désir est ici basé sur le manque, et non pas sur le fait de vouloir être plus heureux grâce à la présence d’un ami. La personne dont nous sommes amoureux, nous souhaitons qu’elle nous appartienne car, comblant un manque, elle nous donne l’impression de devenir quelqu’un d’autre. L’autre devenant tout pour moi, le rapport, dans l’eros, est davantage celui de la possession que de celui de la fréquentation. Dans l’idéal type de l’amitié distingué par Aristote, il n’y pas ce rapport de possession ou d’exclusivité. D’ailleurs, si notre ami a beaucoup d’amis, cela nous intéresse car cela enrichit notre réseau d’amitié."
L’ami, le chemin de la vraie joie
" Contrairement à celui que l’on aime avec passion, l’ami ne nous donne pas le sentiment d’être quelqu’un d’autre. Il nous permet plutôt de nous ouvrir à de nouvelles possibilités et potentialités, de nous enrichir. Il développe en nous certaines qualités latentes et nous aide du coup à mieux comprendre qui nous sommes ", précise Nathalie Frogneux.
L’ami nous aide en tout cas à tendre vers plus de sagesse. Il nous corrige avec bienveillance et nous aiguille avec fidélité. Et c’est en ce sens que l’amitié, la véritable amitié, n’est en rien mondaine : chemin de perfectionnement, elle est plutôt quête de ce qui est bon pour nous. Elle ne recherche pas le bien-être pour le bien-être, mais un bien qui nous dépasse. Voilà sans doute son secret et sa capacité de nous rendre pleinement heureux.
Petit vade-mecum de l'amitié:
Les utiles
Le partage. Il existe aussi l’ami qui nous est utile. Celui qui, d’une manière ou d’une autre, présente face à nous une certaine complémentarité. Celui qui nous offre un logement contre des bonnes notes de cours par exemple. Celui qu’il m’est utile de fréquenter au moins un temps. " Ces amitiés sont fragiles ", explique Nathalie Frogneux, "parce qu’elles dépendent de l’objet qui nous rassemble et qui doit être utile aux deux. Dans ce type d’amitié, il ne s’agit pas d’utiliser l’autre, puisque notre amitié s’appuie en dernier ressort sur une bienveillance réciproque, mais cela nous est néanmoins utile d’être des amis. "
Les copains
Divertissants. Il y a les amis, les grands amis, mais il y a aussi les copains, les potes, les camarades. Ceux avec qui on va partager une bière après le boulot, les cours ou le match de foot. " Les copains, ce sont ceux dont on apprécie la fréquentation car ils sont joyeux, drôles, intelligents, divertissants. Ce sont ceux avec qui l’on partage des choses agréables ", note Nathalie Frogneux. Mais sont-ils durables les copains ? Pas forcément. Ce sont ceux qui viennent et qui s’en vont. Ceux que l’on voit passer dans nos vies, car un même espace-temps nous réunit.
Les grands
Comme les doigts de la main. Peut-on souhaiter être le meilleur ami de quelqu’un ? Pour Nathalie Frogneux, cette prétention va à l’encontre de l’idéal type de l’amitié qui écarte l’exclusivité et le rapport de possession. " Et puis, les amitiés cela évolue avec le temps. Les vrais amis en réalité, on en compte quatre ou cinq dans une vie. Ces grandes amitiés qui ne sont pas liées à un objet, à une activité partagée ou à un aspect particulier du caractère prennent du temps pour se construire. Elles demandent aussi de se voir régulièrement, au moins à un moment donné, car c’est dans le quotidien que deux amis peuvent progressivement se dévoiler et faire grandir la compréhension qu’ils ont l’un de l’autre ."
" Par ailleurs, Facebook a beau avoir utilisé le terme ‘ami’, il n’a pas bouleversé le nombre des véritables amis que l’on a dans une vie ", note la philosophe. Les grands critères de l’amitié ont résisté à la vague des réseaux sociaux .
L’ami, un jumeau ?
Au-delà des références. L’amitié impose-t-elle le partage de mêmes référents sociologiques, culturels ou convictionnels ? " Cela dépend des caractères. Si je suis curieux, je pourrai développer une grande amitié avec quelqu’un de très différent parce que sa différence m’enrichit. Une grande amitié peut être basée sur la complémentarité. Mais vous avez aussi des amitiés qui s’appuient sur la similarité. Puisque j’aime le vélo, je vais chercher quelqu’un avec qui partager cette passion et développer ensuite avec lui une vraie amitié. Ce qui gâche l’amitié par contre, c’est toujours l’injustice, le mensonge et la tromperie. "
L’amitié garçon-fille
La juste distance. " Autrefois, elle était mal vue. Dans un contexte culturel où l’alliance et la fidélité avaient une grande importance, on s’en méfiait car on redoutait de voir y naître des amours illicites. " Aujourd’hui, la difficulté est autre, note Nathalie Frogneux. " Dans une société où le corps est hypersexualisé, l’amitié chaste sera plus difficile à maintenir, car il sera plus difficile d’éviter un moment d’attirance physique. Néanmoins, ce n’est pas impossible de voir naître une véritable amitié entre un garçon et une fille. "